La Marseillaise, 18 septembre 2008, par Marie-José Latorre
Le sang de la marge
Le Sens de la marche. Titre du dernier livre d’Alain Montcouquiol voyage dans le souvenir d’une tauromachie fraternelle menant irrépressiblement à l’intérieur de soi.
Toute position marginale doit‑elle payer à la liberté son lot d’angoisse de sang et de mort ? Même si le romanesque se nourrit d’un impératif de vie, la littérature comme la tauromachie semble avoir plus ou moins partie liée avec la mort car elle écrit sur ou entre les lignes l’accomplissement de destins.
En noir et blanc, Alain Montcouquiol à qui l’on doit déjà le très beau Recouvre-le de lumière, en livre les effets amorçant toujours avec ce frémissement et cette précision qui lui sont propres « Le sens de la marche », ne cessant pas, il l’énonce d’une certaine manière en citant Machado d’entrée, de « tourner autour du raccourci ». Prenant certains sentiers épistolaires que l’on sent devoir être écrits jusqu’à l’exténuation, il donne à lire ce « mur d’écriture, rempart, citadelle de papier ». Cette forme de journal de voyage, mis en abyme (par incises en italique) du parcours en petite et grande tauromachie des premières traversées en solitaire de la terre espagnole aimée, est accompagnée de cette tension d’un possible devenir torero, métier ou état, sur lesquels se cristallisent aujourd’hui encore de nombreuses interrogations. D’autres parcours scellent le sens de la marche. L’homme alors qu’il a déjà pris de la distance avec le toro sans oublier la puissance de son addiction, se trouve dans un étrange jeu de passe-passe au plus près de son frère Christian, devenu Matador. Le sens de la marche est donc indissolublement lié à tous ces passés-là, s’inscrivant en effet retour dans un travail de métamorphose, vers ce « point du monde », l’homme, où toute quête identitaire recherchée jusqu’au point extrême fait advenir avec un ordre intérieur une ombre tutélaire : celle du Minotaure, géant mythique de l’univers tauromachique.
Pour construire ce livre rouge aux lettres dorées balisé par un voyage de soi vers soi arrivant à l’infinie interrogation du « Qui suis-je ? », il faut une discipline intérieure sans concession. Alain Montcouquiol s’y plie dans un monologue authentique qui réclame de douloureux retours sur images vers des silences, des déchirures, des morts en trop.
D’abord le premier, Léonce, le père dont on n’a pas su dire le départ définitif, dont on a donc tu et tué le deuil. Une mort qui ne fera qu’encombrer l’enfance, faisant repousse, posant la rupture qui va définir un destin. Avant les flots d’encre sous la plume de l’adulte il y aura la vision brouillée de sang des jeux de l’enfance, les derniers frémissements impressionnants d’un poisson, la chute irrémédiable d’un oiseau et plus étrangement attendu la descente du caillou lancé pour frapper la tête. Cet insistant monologue traversé d’hésitations et de hantises, de signes porteurs, se soumet à d’étranges irruptions comme ce « Westor » aussi incongru que le w en quarantaine dans la langue espagnole, w qui trahit des origines géographiques plus nordiques (une naissance en Wesphalie, terre natale du frère perdu ?) Autant d’images associatives et dérivantes du désir de dire un contenu narratif réordonné dans sa chronologie, impatience à faire sens dans l’avancée d’une écriture qui disant beaucoup ne s’en resserre pas moins sur le manque, dont le manque même qui fournit l’énergie est l’essence. L’auteur ne regarde pas où il va mais il va où il regarde vers une statue dont la pierre s’anime quand on lui tourne autour. C’est cette forme de reprise de la conscience malheureuse qui sonne incroyablement fort pointant la forme claire d’un destin qui s’est trouvé dans l’écriture, dans un livre qui se ferme sur un juvénile au revoir joyeusement privé d’adieu car les carnets de la mémoire sont encore pleins de paroles, de magie et de rêve, entourant comme un ruedo, cette question poussant loin le cheminement de celui qui a voulu être torero : comment faire et être quand la force de la création est le corollaire d’un accompagnement obligé, restant une impuissance, face à la radicalité de la mort ?