Le Monde, 18 septembre 2008, par Francis Marmande
Le tango dans la chapelle
De jeudi à dimanche (Nîmes, du 18 au 21 septembre), la feria des Vendanges aligne corridas, lectures, danses. Dix ans après son premier récit, Recouvre-le de lumière, le Nîmois né à Ambert (Nimeño fut son nom d’arène), Alain Montcouquiol, revient en piste avec Le Sens de la marche.
Même douleur, même obsession : la blessure du petit frère Christian (« Nimeño II ») donnée par un toro de Miura qui ne lui offrit même pas la mort mais la paralysie. D’où des mois de galère, de retour sans issue, de rééducation à Cerbère (Pyrénées-Orientales), les allers-retours d’Alain pour soutenir Christian, la fin qui n’en finit pas. Le 25 novembre 1991, Christian Montcouquiol se donne la mort dans sa maison de Caveirac (Gard). Il a 37 ans. Histoires de pauvres, d’illusions, de folie. D’où vient la folie de se faire torero ? De l’amour des toros. Du refus de la vie attelée, du refus du temps tel prescrit, de l’espace quand il n’est pas rond : « Lui, aurait vraiment pu devenir fou en se voyant condamné à une vie sans démesure. »
Lui et moi. L’un et l’autre. Sur le chemin de fer de Cerbère, Alain refait le voyage qu’il a fait cent fois. Tout remonte avec la même cruauté. Même écriture sèche, au nerf, sans pathos. Si vous le rencontrez dans les rues de Nîmes, avec ses lunettes cerclées, sa mâchoire serrée, ses mains d’oiseau, vous entendrez tout de suite qu’il ne parle pas comme nous, mais de la maison d’à côté. Une vie sans démesure ? « Moi, je peux le supporter, car j’ai la vieille habitude de tromper la souffrance en me réfugiant dans les rêves. Lui n’avait pas ce privilège, ses rêves n’étaient pas destinés à le rester ni à le guérir ou le consoler, ils étaient les brouillons de ses nouvelles luttes. » Quant à la coupable blessure d’amour, dans le deuil, ce n’est pas qu’elle ne se referme jamais : elle s’aggrave avec le temps.
Impossible de se remettre de cette histoire. Nous non plus. Parce que, enfin, cette épopée des toreros français, tous fils de pauvres, plus ou moins chinois, anarchistes, aventuriers, juifs, endiablés, elle nous concerne au premier chef. Nous ? Nous et pas nous, les rêveurs aux mains nues, les aventuriers de la free music, les lecteurs furieux de Sartre, Rimbaud, Bataille, Poe, Baudelaire, Genet, qu’Alain Montcouquiol avait découverts à l’Institut français de Madrid avec Bernard Dombs (changé depuis en Simon Casas). La bibliothèque y était mieux chauffée que la rue où ils traînent : « J’avais voulu devenir torero. Je m’y étais employé longtemps. Je n’y étais pas arrivé. La passion de mon jeune frère Christian pour la tauromachie avait coïncidé avec la conscience de mon échec. Souvent la question de sa vocation m’avait tourmenté. S’agissait-il d’un vrai choix ? Avait-il voulu m’imiter ? Mes interrogations indignaient Christian. C’étaient pourtant elles qui me tenaient éveillé les nuits où je restais auprès de son lit dans les chambres d’hôpital après que les toros l’avaient blessé. »
Troué d’images dures, le récit de Montcouquiol (et si c’était l’autre ?) file sans heurt du réel le plus cru au cauchemar. Fondu enchaîné dans une histoire pleine de fondus déchaînés. Histoires de types incultes qui sans le savoir réinventent Shakespeare, histoires vraies d’un caillou blanc qui tue une hirondelle. L’arène est le seul rond où l’on parle à voix haute. De quoi ? De la mort. Chaque phrase s’entrouvre sur des scènes entraperçues. Voir cette parenthèse en passant : « … (le jour où Bernard et moi dansâmes le tango dans la chapelle)…» Tout le monde, oui, tout le monde au monde peut la comprendre sans rien savoir : « L’écriture m’a en quelque sorte soigné, comme saigné – dans le sens où jadis on soulageait les malades avec cette pratique. »