Libération, 29 mars 2012, par Jacques Durand
Les signaux de fumée du torero
Alain Montcouquiol est au Mexique. Il accompagne Christian, son frère qui y torée. Le photographe taurin Iginio Hernandez l’invite à venir avec lui dans un village du Michoacán, le jour de la Toussaint. Il veut se recueillir sur la tombe de ses parents. De son père, employé de banque, « excellent aficionado », décédé dans un accident d’automobile. De sa mère, institutrice, « morte de chagrin. » Iginio plaint Alain d’être, ce jour-là, loin de ses morts à lui et lui dit qu’il est heureux de savoir où sont enterrés ses parents, heureux d’aller leur rendre visite. On apprend à la toute fin du récit qu’Iginio est un enfant trouvé, qu’il n’a jamais connu ses parents mais qu’il a déniché dans un cimetière un couple d’Hernandez morts, sans famille, et que lui, l’orphelin, il les a adoptés comme parents posthumes.
Trèfles
Les souvenirs d’Alain Montcouquiol qui forment le dernier volet de sa trilogie consacrée au monde des toros, à sa propre vocation de torero et au matador Nimeño II, son frère suicidé, ressemblent à certaines nouvelles de Raymond Carver. Celles qui se retournent brusquement à la fin et vous sautent à la figure ; celles qui ont l’air de poursuivre quelque chose qui s’évapore ; celles qui évoquent la buée d’un univers en peu en miettes, déchiré, déchirant mais drôle ou incongru ou inattendu. Ici, celui du toro. Un univers sédimenté à égale distance par le sentiment et le cynisme mais que l’auteur évoque, tout en faisant l’économie du pathétique, du côté du seul sentiment. Dont il fait le tuf de sa mémoire. Sur quoi pousse une humanité intense et déglinguée. Elle abrite, sous ses coquetteries, les passions incombustibles des grands brûlés du toreo : celle par exemple de Pedro Romero, accoucheur de toreros français, beautiful looser à l’enthousiasme intact malgré des panades et des déconvenues qu’il avait l’élégance de cacher sous l’impavide de son air. C’est un monde plus pudique que son pittoresque exhibé et où nombre des personnages évoqués par l’auteur, lui le premier, semblent toujours, comme Beckett dans sa correspondance, se demander « où ils ont fourré leurs larmes ».
Les larmes, on les savonne. Comme Alain, découvrant dans son armoire une chemise déchiquetée par les ciseaux des chirurgiens, la savonne pour effacer rageusement les taches de sueur et de sang, sang du toro, sang du frérot, afin de décourager la relique en elle et sans, évidemment, essorer la douleur qu’il transporte depuis en lui. C’est la chemise, brodée de trèfles à quatre feuilles, que Christian portait à Arles quand le Miura l’a démoli en 1989. Pendant l’été de la Lambada précise-t-il. Et les corps jeunes et sains des danseurs viennent en surimpression du corps désarticulé et paralysé de Christian.
Le titre du livre, Le Fumeur de souvenirs, indique la liberté zigzagante du récit. L’auteur, comme les Indiens, communique par la fumée et d’ailleurs, joli signe, son premier habit de lumières, offert par le torero Chacarte, portait déjà la présence de cette nicotine mémorielle. Il était tabac et or. Sa mémoire Marlboro dépose donc, non sans mélancolie, ses fines cendres dans ces pages où il ressuscite ses fantômes. On ne s’en plaindra pas. On ne lui conseillera pas d’aller fumer dehors sur le trottoir. Avec ces cibiches du souvenir on voyage par tafs. En vagabondant. On en grille une par exemple dans la canicule à Valdepeñas où une main, sortie par la fenêtre d’une voiture de torero filant vers les toros, semble, par jeu, toréer l’air torride. Un jeu ? Au même moment, au passage de la voiture, des femmes en noir se signent. La peur referme l’enfantillage. On en grille une autre au buffet de la gare de Floirac, attablé avec Manolo Chopera et Antonio Ordoñez. Une « phrase éblouissante » d’Ordoñez, depuis, partie en fumée, en fait rougeoyer une de Sartre, comme on allume une clope à une autre : « l’émotion est une intuition de l’absolu ». Ce qu’à sa façon disait le fameux péon Bojilla : « Compañero, hay que vivir con émocion ». Conseil inutile. Ce livre vit d’émotions. Leur absolu peut se planquer dans la dégustation du relatif : une odeur de friture de la sévillane calle Sierpes dans les années 60, la voix de Rafael Farina, la silhouette d’un gamin toréant son petit chien pour récolter 3 francs 6 sous dans sa casquette de maletilla.
« Akène »
L’art délicat de conteur d’Alain Montcouquiol surgit de cette attention fervente aux petits faits. Un détail infime, une sensation éphémère portent en eux, si on sait souffler sur leur braise, un au-delà plus incandescent, de la félicité ou du drame. Ou une sorte de magie qui passe sur la pointe des pieds. Comme ce type, la nuit, qui, soudain, pour lui, pour son chien, pour rien, esquisse un geste taurin devant la statue de Christian. Parfois tout se défait brusquement, parce que le réel aussi donne d’imprévus coups de corne. Ainsi il fait lumineusement beau sur le Campo Charro, l’herbe est verte et grasse, on part, heureux, tienter dans un élevage, la vie est belle et soudain un moineau s’écrase contre la vitre de la voiture et laisse une étoile de sang. Ainsi José Correalsa se coupe un peu le doigt en cassant un morceau de sucre, fait la comptabilité des femmes désirables qui passent dans la rue et puis, d’un coup, va se jeter sous un autobus. C’est juste raconté comme ça, sans appuyer, sans faire rougeoyer le tragique. Alain Montcouquiol est un fumeur attentionné, poli : il ne nous expédie pas ses bouffées dans la figure. Il les aspire et les expire d’abord pour lui. À nous d’en capter les arômes. Il écrit dans son court préambule : « Un jour le jeune torero que je fus et l’homme désorienté qu’il est devenu s’apercevront que le poids de leur différence est un akène ». Akène. On saute sur le mot parce que, comme les akènes de la fleur de pissenlit soufflés par la semeuse du dictionnaire Larousse, Alain Montcouquiol sème au vent ses souvenirs. Avec la même distinction.