Semana Grande, 8 septembre 2008, par Marc Lavie

Écrire comme on se souvient

Dans un livre d’une poignante intensité, d’une insupportable vérité, d’une admirable écriture, Alain Montcouquiol est sans doute l’un des premiers, en ayant la lucidité d’analyser son parcours personnel, à répondre clairement à cette question fondamentale mais toujours éludée : pourquoi devient‑on torero ?

« Aujourd’hui, je le sais, c’est bien la mort de mon père qui m’a entraîné dans les arènes. Sur les gradins d’abord, puis sur la piste. C’est la mort de mon père qui m’a irrésistiblement attiré vers ce lieu où l’on parlait à haute voix de ce qui m’obsédait, me tourmentait et dont personne n’avait vraiment voulu s’entretenir avec moi : la mort. »
C’est le principal sujet du livre, et le résumer à ce paragraphe demeure réducteur.
Autodidactes ? Mais qu’est-ce qu’un écrivain ? Quelqu’un qui a écrit un grand livre. Qu’est-ce qu’un grand livre ? Un truc dont on ne sort pas dans le même état physique et moral qu’on y était entré. On ne s’improvise pas écrivain, n’en déplaise aux stakhanovistes du crayon avançant leur carrière au nombre de publications. II est même possible qu’on ne le fasse pas exprès. Des kilos de papier publiés en français depuis trente ans sur la tauromachie, ressortent deux grands auteurs : Alain Montcouquiol et Simon Casas. Deux autodidactes, marqués par l’existence, guérissant de l’enfance en couchant à la plume des phrases superbes, de celles qui touchent, qui clouent, qui restent. Parce qu’elles sont écrites avec la main du cœur et le poids du vécu. On écrit comme on a vécu. On écrit comme on se souvient. Lorsque nous vendrons notre bibliothèque et que nous aurons numérisé sur une clé USB les quelques données qui nous intéressent, ils seront de ces cinq ou six livres que nous emporterons sous notre bras.
La lumière du livre d’Alain, c’est Christian. Ceux qui ont vécu cette époque et ont suivi la marche retrouveront à travers ce superbe texte tant d’images, tant de souvenirs partagés ou plus personnels, qu’on voit défiler les pages de notre vie sous la dernière phalange du pouce. Christian sous les chapeaux à Mexico. Christian arrivant sous la pluie à une tienta chez Buendía en plein hiver. Christian modèle d’obstination, de persévérance, de surpassement de soi. Christian, l’ami absent. Il y a vingt ans, Christian rentrait de toréer du Venezuela. À l’époque, il n’y avait pas Internet et c’était un poil ambitieux de vouloir maintenir les lecteurs le plus fidèlement informés pendant l’hiver de la temporada américaine, car les médias espagnols ne parlaient que des corridas où toréait un de leurs ressortissants. Alors, j’appelais régulièrement Alain, et les deux frères me ramenaient toutes les coupures de presse qu’ils pouvaient trouver durant leurs périples. Un soir, Alain me passa Christian qui voulait me dire un mot : « Alors qu’as-tu vu de beau au Venezuela ? » « J’ai vu un truc que je ne pensais jamais voir : un type encore plus fou que toi ! ». Je connus ainsi Nelson Arreaza. C’est vrai qu’à recompter dix fois les corridas d’Espartaco pour corriger l’escalafón d’Aplausos ou à répertorier les noms des toros de vuelta de Juan Campolargo, nous n’étions que quelques obsédés sur la planète. Il n’y avait pas internet. C’était tellement moins facile et tellement plus excitant.
Les aficionados des jeunes générations, ceux qui n’ont jamais vu toréer Nimeño, trouveront dans le livre d’Alain un réconfort paradoxal. Il leur fera comprendre, mieux que n’importe quelle plaidoirie, sans badge, sans hymne, que leur passion n’a rien de futile, rien de honteux. Ils sauront ainsi combien elle n’est faite ni de désir de distraction, ni de curiosité, mais va fouiller au plus profond de leur être et ne peut se résumer à quelques arguments simplistes. Combien la vie peut être belle et dure à la fois. Combien nos découragements peuvent paraître dérisoires. « Combien l’on se sent heureux et fort lorsqu’on a le privilège d’avancer dans le réel en puisant son énergie dans ses rêves. » Ce livre répond mieux que toute autre démarche à ce besoin quotidien : il donne un sens à notre marche.