Luba Jurgenson
Traduire à deux
« Le monde est intraduisible ». Cette devise figurait déjà sur les armes littéraires de Léonid Guirchovitch lorsque débutait notre travail « à quatre mains » sur Apologie de la fuite.
Le traducteur défend son bout de gras. Non, il n’existe pas de frontière infranchissable (même celles de l’URSS se sont ouvertes). Je me charge d’acheminer cette cargaison verbale du russe vers le français. Oui, mais à quel prix ? Parfois, les taxes de douane sont si lourdes qu’elles font couler le bateau.
Cette conversation a lieu en avril 1992. Je suis à Hanovre où Léonid, premier violon à l’orchestre de l’Opéra, est installé depuis 1980. Le pays où nous sommes nés tous les deux à dix ans de distance ne figure plus sur la carte. C’est d’ailleurs précisément ce dont il est question dans Apologie de la fuite. Ce roman de formation a pour toile de fond la dissolution de l’Union soviétique à laquelle nous venons d’assister. À ceci près que, conçu bien avant la Perestroïka, il a anticipé sur l’histoire. Guirchovitch est un homme doublement heureux, car il a vécu cet événement deux fois, d’abord en imagination, ensuite comme observateur. C’est ce qui se produit quand l’Histoire rejoint l’uchronie. Car dans le roman, l’Histoire fait un détour : alors qu’en réalité, la mort a empêché Staline de déporter les Juifs soviétiques en Sibérie, pour les personnages d’Apologie de la fuite, l’opération « Vers le soleil levant » a bel et bien eu lieu. La colonie juive livrée à elle-même, et dont le monde ignore l’existence la croyant victime d’une extermination totale, vit sa propre vie, invente ses propres règles, parle sa langue spécifique (contaminée d’une part par le yiddish, d’autre part par le parler local, le « figmien ».) Cherchant à écrire un roman réaliste mais n’ayant pas de réalité à se mettre sous la dent pour cause d’exil, l’auteur s’est vu obligé de créer de toutes pièces un univers entièrement imaginaire – mais ô combien réel ! – avec des matériaux qu’il avait à sa disposition : enfance soviétique, judéité, esclavage, fuite.
Ce texte, dont l’écriture s’était étalée sur une dizaine d’années, et qui avait été conçu « pour le tiroir » (mais a vu le jour dans une édition pétersbourgeoise en 1998), je l’ai découvert en traduisant un petit extrait pour Kontinent, une revue russe en exil. J’avoue que je n’y avais pas compris grand-chose à l’époque, sinon ceci : j’avais devant moi un texte majeur du 20e siècle. Parmi les commandements auxquels un être « à deux têtes » comme moi ne peut déroger, il y a eu celui-ci : « tu feras connaître cet écrivain au lecteur français ». Point. Alors, on s’embarque sans se demander si le bateau risque d’arriver à bon port.
Nous avons d’abord lu le texte ensemble, d’un bout à l’autre – et c’est devenu désormais une de nos habitudes de travail – nous installant sur cette embarcation précaire qui est aussi, il faut le rappeler, une machine à remonter le temps. Car, à de rares exceptions près, au moment où le traducteur commence son travail, le texte en question représente pour l’écrivain, une étape révolue. Guirchovitch écrivait déjà Têtes interverties (Verdier, 2007). Le traducteur l’oblige à « rouvrir » son texte et à y entrer comme dans une maison qu’il devra désormais partager avec un hôte venu d’ailleurs. Courtois, l’hôte, mais despotique par moments, et qui voudra aménager cette maison à sa convenance.
La traduction de ce roman s’est étalée également sur une bonne dizaine d’années. Pas uniquement parce que les traducteurs, eux aussi, écrivent parfois « pour le tiroir ». Le temps lui-même avait changé. Les événements décrits dans le roman étaient désormais du passé. Une Russie dans laquelle ni Guirchovitch ni moi ne nous reconnaissons avait émergé. La Russie en exil, opposée à l’Union soviétique et créatrice d’un univers culturel propre, n’existait plus. Léonid était devenu un écrivain de langue russe vivant à l’étranger. Moi, une écrivain et traductrice française de langue maternelle russe. Nous n’étions plus les mêmes personnes, la Russie n’était plus la même Russie, l’Europe n’était plus la même Europe. Au moment où les éditions Verdier accueillaient la collection « Poustiaki », qui devait s’ouvrir, notamment, avec Apologie de la Fuite, j’ai sorti du tiroir ma traduction du roman et je l’ai entièrement réécrite. Nous avons alors refait le même chemin que dix ans auparavant : relecture, ensemble, ligne par ligne. Les mots n’avaient plus le même sens.
C’est ainsi que nous travaillons. Au cours d’une première lecture Guirchovitch explique ce qui risque de ne pas être compris. Citations littéraires enfouies dans le texte, allusions à des blagues, à des chansons, films, slogans, détails autobiographiques qui ont nourri l’atmosphère du texte se dépouillent de leur coquille de mystère. Il faut leur en trouver une autre transparente, française, afin qu’ils ne demeurent pas à l’état d’invertébrés. Puis, surgissent des récifs qui demeuraient jusque-là invisibles : certaines zones d’ombre dont le russe s’accommodait se révèlent périlleuses en français. Il paraît que, lorsque je décrypte les pages avec « ma tête française », je ne suis plus la même lectrice. Il faut tout m’expliquer. Nous descendons un peu plus bas dans les profondeurs. Là, se dévoilent les motivations secrètes des personnages, les non-dits du texte, ses cachettes. Tel un enquêteur insatiable, le traducteur revient à la charge, pousse l’auteur dans ses retranchements, tente de lui faire avouer des contradictions, détruit ses alibis et organise des confrontations avec ses propres personnages. Parfois, pour faire lever le doute, il faut aller au cinéma. Ainsi, nous avons vu ensemble La Femme aux cinq éléphants, documentaire de Vadim Jendreyko sur le destin d’une traductrice ayant fui Kiev avec les Allemands pendant la guerre. J’apprends que Léonid a connu Svetlana Geier. C’est d’elle qu’il s’est inspiré pour le personnage de Pania Maleïeva.
Commence ensuite une recherche de solutions pour transposer certaines images qui, évidentes en russe, ne le sont pas du tout en français. Pour en remplacer d’autres qui, sophistiquées en russe, sont banales en français ou au contraire, deviennent inaccessibles. Les images de Guirchovitch, toujours ramifiées, sont rarement à usage unique. La plupart du temps, leurs multiples facettes jouent à différents niveaux dans le texte. Pour respecter ce principe, il me faut parfois déplacer une phrase ou bien, répéter un passage. Par exemple, comment rendre « Podol », le nom d’une avenue qui signifie « ville basse », mais qui dans le russe d’aujourd’hui évoque un pan de robe ? Dans le texte français, ce nom voisine avec un passage sur le bas du corps. Comment restituer ce cas d’homonymie : « créature de l’au-delà » et « caresser », rendus par les mêmes sonorités, « nejit » ? Finalement, s’imposent « furie » et « houri ». Ces solutions apparaissent en général lorsque l’ensemble de la version française est déjà tissé, mais qu’il subsiste encore des blancs ici et là. La lecture de l’original est désormais de peu de secours, il faut laisser agir le texte français. S’il est viable, il saura faire émerger les détails manquants. Par exemple, en russe, le vers de l’arioso de Siebel, « Révélez à son âme… » rime avec « juif ». Une façon de dire les origines cachées et mortellement dangereuses de l’héroïne. J’ai passé en revue un certain nombre d’airs d’opéra à la recherche d’une rime possible, pendant des jours et des jours. D’ailleurs, qu’est-ce qui pourrait bien rimer avec « juif » ? « Boule de suif » ? S’il faut attendre qu’on en fasse un opéra… Soudain, en chantonnant, dans une rue de Jérusalem, à l’approche du shabbat : « révélez à son âme que je porte le signe d’Abraham ». Une rime d’opéra.
Lorsque j’ai commencé à traduire Schubert à Kiev, Léonid Guirchovitch et moi avions derrière nous plusieurs années de travail en commun. Non seulement du russe vers le français, mais aussi dans l’autre sens : la machine à remonter le temps m’avait en effet rapatriée vers ma langue maternelle. Au moment où j’ai découvert Apologie de la fuite, j’étais en train d’écrire Éducation nocturne, Guirchovitch, lui, était alors plongé dans Têtes interverties. Les deux livres ont pour trame l’histoire d’un violoniste juif en Allemagne pendant la guerre. C’était ce qu’on appelle une coïncidence, mais je ne crois pas aux coïncidences. Le nombre de « motifs » ou d’intrigues littéraires est limité comme dans un jeu de cartes et il arrive qu’on pioche le même. Mais c’est une fausse explication. D’ailleurs, faut-il expliquer cela autrement que par la disposition de nos territoires sur la carte littéraire ? Or, les frontières s’étaient ouvertes… Pendant deux ans, de 2004 à 2006, j’ai envoyé à Léonid, feuille par feuille, une nouvelle version de mon livre, que j’ai entièrement réécrit. Car je n’étais plus la même personne, et l’Europe n’était plus la même Europe… C’était une traduction mot à mot vers le russe, mais de quoi ? D’un original qui n’existait pas, et qu’il appartenait à Guirchovitch de créer. Une sorte de rétro-traduction, en un sens. La traduction comme un retour. C’est ainsi que j’envisage également mes traductions des livres de Guirchovitch : non pas comme une « expatriation » vers une autre langue, mais comme un rapatriement vers un original dans la mienne.
Cette « loi du retour » a des clauses particulières. Par exemple, l’écrivain bénéficie de « visites guidées » à travers les villes que son imagination a dessinées. Il en va ainsi de Kiev. D’ailleurs, un des personnages de Schubert à Kiev, Fevr, l’écrivain russe émigré, s’en explique : il a créé Kiev à partir de son nom. Le nom suffit, le reste est affaire d’imagination. « Les noms de lieux : le nom », dit Proust. « Je découvre la ville de Kiev en la superposant constamment au nom de Kiev » (Fevr). Chez Guirchovitch, la topographie kiévienne s’est enrichie de celle de la ville natale de l’auteur : Leningrad/Saint-Pétersbourg. Par exemple, on y trouve un café, « Château des fleurs », réservé aux Allemands. Il est situé au croisement de la rue Levachovskaïa et du passage Chouvalovski. Ces noms ont été formés sur ceux des gares de Levachovo et de Chouvalovo, situées en réalité sur le trajet de Saint-Pétersbourg à Rochtchino.
Pourtant, lorsque je me suis rendue à Kiev en octobre de l’année dernière, j’ai reconnu la ville dans laquelle je m’étais promenée pendant de longs mois en compagnie des personnages de Guirchovitch. (Oui, pendant que je travaillais à la traduction de Schubert à Kiev, mon téléphone a sonné : j’étais invitée à la commémoration de Babi Yar.)
Guichovitch s’est rendu à Kiev en mai 2000, alors que les premiers chapitres du roman étaient déjà écrits. Dans l’immeuble où il logeait, à l’angle de l’avenue Krechtchatik et de la rue Proreznaïa, se trouvait un café : le Château des fleurs.
D’autres noms : pour se documenter sur l’Opéra de Kiev Guirchovitch lit la monographie Un théâtre oublié dans les archives de Valeri Gaïdaboura ; en signe de gratitude, le nom de l’auteur sera « octroyé » à l’un des personnages les plus sympathiques du roman.
Quant au « scélérat » Ivan Borissovitch Lozinine, son nom qui en russe, renvoie à « loza », la vigne, est formé de deux prénoms : « Lo », où chacun reconnaît le diminutif de Lolita, et Zina, l’héroïne d’un autre roman de Nabokov, Le Don. Dans ce dernier, Ivan Borissovitch Chtchegolev se contente de saliver en regardant sa belle-fille insoumise ; quelque vingt ans plus tard, Humbert Humbert vivra une grande expérience pédophile. L’attrait de Lozinine pour les « raisins verts », se dessine ainsi à travers la référence nabokovienne.
Le nom de Kiev est associé bien sûr à celui de Boulgakov et à son roman La Garde Blanche. Il y est fait allusion tout au long du texte, jusque dans la nouvelle écrite par Pania Maleïeva (émaillée de phrases en allemand ou plutôt en petit-nègre), où une Kiévienne sauve un officier blanc (un officier allemand chez Pania).
Les personnages principaux de Schubert à Kiev s’expriment en russe, mais leur histoire a pour toile de fond l’Ukraine collaboratrice qui espère en la renaissance de la culture nationale et donc, de la langue nationale. Des bribes d’ukrainien émaillent le récit. Ces sonorités ont pour une oreille russe un effet comique. Une citation de classique russe en ukrainien, c’est à se tordre de rire. (Je me demande si les Ukrainiens, eux, perçoivent le russe de la même manière). Comment rendre en français ces « intrus » qui viennent atténuer le dramatisme des événements et apportent une légère note grotesque ? Dans Apologie de la fuite, je devais traduire du « figmien » : le parler de la tribu locale. Mais cette tribu étant imaginaire, je pouvais inventer sa langue à ma guise. À présent, que faire ? Choisir le provençal ou encore, le français du Canada ? Le sens de cette histoire s’en serait trouvé brouillé. J’ai donc cherché à créer une langue étrangère – mais pas trop – au sein du français, et décidé finalement de rendre les répliques ukrainiennes par des phrases rimées. L’ukrainien est devenu ainsi une sorte de langue d’opéra, parachevant le décor du roman où d’ailleurs, les chanteurs ukrainiens sont contraints par l’occupant à apprendre l’allemand afin que les chants allemands résonnent dans la langue de l’original.
À Kiev, « après avoir mangé des cerises de Poltava », Guirchovitch est tombé malade. C’est durant les mois où il était sous perfusion, et où toute joie gastronomique semblait aussi loin que la planète Mars, que naquirent les descriptions des mets succulents apparaissant sur la table de Lozinine, lors du repas avec le chef d’orchestre allemand Münster. Là encore, c’est le nom du plat qui fait apparaître sa « substance ». « Avec une simple énumération de plats, on obtient un effet « gustatif » bien plus important que si l’on en donne une description détaillée agrémentée d’épithètes et de métaphores, dit Guirchovitch. Ces dernières risquent même de vous couper l’appétit, par exemple, si l’on compare la truite rosée à un corps de jeune fille ou le borchtch à du vin (personne ne s’est encore avisé, à ma connaissance, de comparer le vin à du borchtch). »
L’auteur exerce sa toute-puissance en faisant vivre ses propres souffrances au personnage qu’il veut punir : l’expérience de la maladie et de la douleur est vécue dans le roman par l’intendant de l’opéra, Mainzer. Une partie du roman a été écrite à l’hôpital, dans un état proche du délire. Au moment où Guirchovitch traçait sur le papier le mot « Krementchoug », modifiant légèrement le couplet défaitiste allemand : « Pas de soupe, pas de lait, il est donc temps de filer… », une voix sur le lit d’à côté prononça : « Pas de soupe, pas de choux, adieu, ville de Krementchoug ». C’était son voisin, un vétéran de guerre totalement gâteux, qui « dévoilait ainsi à l’ennemi le lieu de dislocation de son armée ». Je l’ai déjà dit, je ne crois pas aux coïncidences.
L’histoire de cette traduction est celle d’un va-et-vient plus que d’un voyage à sens unique. Le bateau accoste pour repartir avec une nouvelle cargaison. Mes « ruses » de traducteur, je les retraduis vers le russe pour en faire part à l’auteur. Naît ainsi un autre texte qui se superpose à l’original, et d’ailleurs, qu’est-ce que l’original ? Pour des écrivains qui vivent dans un « entre-deux » la notion d’origine relève plus d’un acte de foi que de l’expérience sensible. Les romans de Guirchovitch, truffés de citations et de références, jouant avec les personnages des autres et la figure de l’auteur, reposent sur le doute quant à l’instance originelle, la réhabilitation de la copie comme mode de dévoilement de la modernité. « Le monde est intraduisible », nous y revoilà. Accepter d’emblée l’idée que l’on ne manie que des simulacres : n’est-ce pas l’unique position existentielle qui permet de ne pas payer la taxe de douane ?