Entretien avec Vladimir Sorokine, par Anne Coldefy-Faucard
Comment en vient-on à écrire un livre tel que Roman ?
Autant demander à une femme pourquoi elle décide d’avoir un enfant ! Si un roman n’est pas écrit pour l’argent ou à des fins extra-littéraires (pour se venger de quelqu’un ou démolir un système politique), il se fait tout seul, selon un processus qui rappelle effectivement la naissance d’un enfant. Cela se fait, en quelque sorte, en dehors de vous.
Pour dire les choses plus simplement, je voulais, par ce roman, me faire plaisir et faire plaisir à ceux qui partageaient mes points de vue esthétiques. En 1985, quand j’ai commencé Roman, nous n’étions pas plus d’une douzaine.
Quelle place occupe ce livre dans votre œuvre ?
Une place à part. Aujourd’hui encore, j’ai du mal à croire que je l’ai écrit. Mon principe est pourtant celui-ci : écrire, à chaque fois, quelque chose de différent, sortir de ma peau précédente. J’aime énormément m’étonner littérairement. Roman, qui m’a demandé quatre ans de travail, est, actuellement encore, le livre qui m’étonne le plus. J’aime beaucoup son espace. Je l’ai construit avec beaucoup d’amour. Et détruit avec plus d’amour encore.
Vous considérez-vous comme un écrivain russe ou universel ? Comment s’exprime votre « russité » ou votre universalité ?
Il est difficile de se juger soi-même. Je ne saurais dire quel écrivain je suis. Sur la tombe de Nabokov, à Montreux, il y a simplement : « Écrivain ». Je consigne sur le papier (ou sur écran) mes fantaisies. Un éditeur les imprime et me paie pour cela. Des gens lisent ces fantaisies. Je ne sais pourquoi ils en éprouvent le besoin. Et pas seulement des Russes ! Mes fantaisies sont traduites en vingt langues. Pour moi, cela reste un processus mystérieux. D’ailleurs, le métier d’écrivain est mystérieux à plus d’un titre…
Il me semble que je suis lié à la langue russe, à la littérature russe et à la vie russe par trois cordons ombilicaux, difficiles à couper. Quand je vis quelque temps dans cet Occident si prévisible, je rentre en Russie, afin de m’enivrer à nouveau de ce cocktail d’anarchie, de sacré, de violence étatique constante, de médiocrité humaine et d’imprévisibilité.
Je n’en suis pas encore lassé.