Tageblatt, juin 2006, par Laurent Bonzon

La guerre sans la guerre

On connaît Zamiatine pour son roman d’anticipation, Nous autres, qui traçait, en 1920, le portrait d’un monde cauchemardesque à force d’anonymat et de surveillance. On le redécouvre aujourd’hui avec deux récits inédits en français, dont le principal est intitulé Au diable vauvert, aux éditions Verdier.

« Pour moi, en tant qu’écrivain, être privé de la possibilité d’écrire équivaut à une condamnation à mort. Les choses ont atteint un point où il m’est devenu impossible d’exercer ma profession, car l’activité de création est impensable si l’on est obligé de travailler dans une atmosphère de persécution systématique qui s’aggrave chaque année. » La phrase est signée Evguéni Zamiatine et elle figure dans une lettre de 1931 adressée à… Staline. Preuve de l’audace désespérée d’un écrivain qui dénonce « la peine de mort littéraire » à laquelle il est soumis et réclame de quitter l’Union soviétique. Ce qu’il fera à la fin de cette même année, se réfugiant à Berlin puis à Paris. Il y mourra six années plus tard.
Insaisissable Zamiatine, ingénieur naval qui participe à la Révolution de 1905, fait quelques mois de prison à Saint-Pétersbourg, avant l’exil en Finlande. Lorsqu’éclate la Révolution bolchevique, il quitte l’Angleterre, où il travaille, et rentre en Russie. Là, il participera à l’effervescence culturelle et artistique des années 20, puis finira par refuser l’asservissement des arts et de la littérature au pouvoir des Soviets.
Au diable vauvert, paru en 1914, est encore à ranger du côté des classiques. L’ironie, les régionalismes et l’impertinence en plus. L’œuvre est d’ailleurs interdite par la censure : récit licencieux et qui montre l’armée russe sous un jour peu glorieux. « Nous serions beaux à la guerre ! », dit assez comiquement l’un des pitoyables officiers de cette garnison située dans un no man’s land extrême-oriental. « On avait édifié un avant-poste parfaitement inutile, on avait expédié canons et hommes au bout du monde : “Pas bouger !” Et ils ne bougeaient pas. » Ils ne bougent pas et il n’y a pas la guerre – du moins pas encore… – et ce n’est pas la proximité de la frontière chinoise ni la présence des femmes dans le camp qui vont pousser la soldatesque à se conduire élégamment. Bien au contraire. Dans cet univers irrespirable à force d’être fermé sur lui-même, tromperies et petites combines règnent en maître.
Chacun des huit enfants du capitaine Netchessa dénotent des ressemblances troublantes avec l’un ou l’autre des officiers du camp, le général est un cuisinier hors pair mais il aime aussi un peu trop la chair fraîche des jeunes épouses, Schmidt est un officier violent et borné, aveuglé par son amour-propre, le lieutenant Andreï Ivanytch est un amoureux transi et surtout très lâche, bref pas un être humain n’échappe au vitriol de Zamiatine, lancé si subtilement qu’au début, on pourrait s’en amuser.
Mais le rire de Zamiatine s’avère au fur et à mesure du récit assez crispant. Car entre ces personnages hauts en couleurs, bruyants et fanfarons, dignes en tout point des héros de Gogol, la gravité s’immisce peu à peu, insidieuse comme un brouillard des steppes.
Parce que, pour les héros de Zamiatine, il est plus facile de mourir que de tuer et encore plus facile de tuer que de vivre. Deux officiers prouveront au lecteur le bien-fondé de cette maxime, montreront le doux artifice de la vie et la ferme réalité de la mort.
Au diable vauvert est un récit très drôle qui s’achève dans le lourd silence des funérailles. Après cette histoire, après beaucoup d’alcool, de mauvais sentiments et bien peu d’amour, chacun continue son chemin en cherchant les douces illusions de l’ivresse, ce « tourbillon de joie soûle et désespérée, de cette même joie ultime qui anime de nos jours la Russie acculée au diable vauvert. »
Par son usage des couleurs, par l’incroyable présence de ses personnages, Zamiatine excelle à nous conter ce monde morne et triste où tous les coups – bas – sont permis.