Le Matricule des anges, avril 2010, par Étienne Leterrier

La voie de Sorokine

L’œuvre de Vladimir Sorokine compte parmi l’une des plus turbulentes qui soient. Rencontre avec l’un des enfants terribles de la littérature russe qui, presque vingt ans après la fin de l’URSS, n’a rien perdu de sa hargne. Double parution.

Il rappelle volontiers que le pays que nous désignons sous le nom de Russie a été créé par Ivan le Terrible. Selon Vladimir Sorokine, les régimes russes ne se sont jamais vraiment affranchis de cette origine autocratique. Or s’il est un rôle que l’écrivain endosse avec fougue, c’est celui de provocateur. Ses premiers romans bousculaient les normes sociales et les tabous en recourant à la provocation, la parodie, le sexe et la scatologie. Dans Le Lard bleu, son détournement des valeurs culturelles soviétiques et la description d’une relation homosexuelle entre clones de Staline et de Khrouchtchev lui avaient valu un procès pour pornographie. Dans Journée d’un opritchnik, sa description d’une Russie totalitaire des années 2020 jetait la pierre à la nouvelle oligarchie russe et plaidait pour un retour vers un présent réassumé. Bien qu’elle vise à briser les tabous et dénoncer le pouvoir en place, l’œuvre de Sorokine n’est toutefois pas exempte d’une réflexion sur la littérature. Postmoderne, son œuvre interroge le roman dans ce qu’il a de plus propre à l’humain, et cherche à percer l’obscurité qui règne au-delà.

Deux de vos romans paraissent en France : Roman, un texte qui date de 1994, et La Voie de Bro, le deuxième volet d’une trilogie qui comprend La Glace (L’Olivier, 2005) et 23000 (à paraître en France). Quel point commun entre ces différents textes ?

Je ne sais pas s’il en existe un véritablement, hormis le fait que je suis leur auteur. Entre tous mes différents textes, d’un roman à l’autre, j’essaie par principe de changer radicalement. Changer le contenu, changer le style, aussi. Mon but est à chaque fois d’oublier l’expérience d’écriture qui vient de se dérouler. De recommencer à écrire en partant de la page blanche, afin d’être un nouvel écrivain à chaque fois. Pourquoi ? Je ne saurais pas vraiment l’expliquer.

Et pourtant Roman, le personnage du livre qui porte ce titre, finit par massacrer tout le roman qui précède avant de mourir. Envisagez-vous la mort du romanesque, du personnage, de l’homme, en racontant celle de/du « Roman » ?

Je crois que la « mort du roman » est un cliché qu’on nous ressert depuis près d’un siècle, et qui, à mon avis, n’a pas lieu d’être. C’est un peu comme le « Dieu est mort », de Nietzsche. Or, si Dieu est mort avec la dernière véritable prière, le roman, quant à lui, devrait mourir en même temps que le dernier lecteur – celui qui sait lire avec passion les longues fictions imaginaires. Or moi, je crois en les deux : Dieu et le roman. En ce qui me concerne, j’utilise la forme romanesque non pas comme on pourrait revêtir un vieux manteau de fourrure mangé par les mites, mais en prenant ce manteau, en le retournant, en le découpant à l’acier de mes ciseaux postmodernes, et en essayant d’en faire quelque chose de nouveau, capable de me surprendre, de me choquer, même, et d’attirer le lecteur. D’ailleurs, je ne suis pas le seul à procéder ainsi voyez : Glamorama, de Bret Easton Ellis. Selon moi, il s’agit d’un très grand livre, qui appartient à ce qui se fait de plus fort en littérature contemporaine. Mais néanmoins c’est un roman. Le roman moderne subit des phases de mutation, en même temps que notre monde, mais il est toujours en vie.

Est-ce pour cette raison que vous avez illustré à plusieurs reprises le genre de la dystopie, en dépeignant le monde sous des couleurs futuristes et totalitaires ?

Vous savez, il n’est pas vraiment facile pour moi d’interpréter ma propre écriture. Toutefois je crois que cela est à mettre en relation avec deux choses importantes : d’une part, la mort de la littérature russe « Grand Style », et d’autre part, la déception de plus en plus croissante dans notre pays quant aux possibilités de construire une véritable démocratie. Or, tout cela a des répercussions sur la manière dont nous envisageons le futur russe. Donc, cela a aussi des conséquences sur la littérature. Pour nous, le 19e siècle était celui d’une littérature de l’espoir, un espoir qui avait imprégné tout le siècle. Cela est aujourd’hui terminé, et j’ai parfois l’impression que notre pensée n’a pas vraiment évolué depuis le 16siècle. Notre sens du grotesque est toujours aussi présent : en tant qu’écrivain, je sens comme une mine de potentiels littéraires, là-dedans.

Cette entrée du roman en zone de désarroi, voire de nihilisme, elle n’est pas nouvelle dans la littérature russe. Dostoïevski, notamment, l’a illustrée avec grandeur…

Ce n’est pas seulement Dostoïevski – il y a aussi Gogol, Harms, ou encore Nabokov. Je considère Fédor Mikhaïlovitch comme un formidable psychologue, comme l’éventreur magnifique de la mentalité russe, de l’homo russus, et le plus terrible prosateur de notre littérature. Mais dans la Russie contemporaine, Dostoïevski est un classique. Pour nous, Russes, ses romans sont devenus un peu de notre vie. En ce qui concerne la pureté du style, chose très importante pour moi, je ressens une dette envers l’auteur des Frères Karamazov. Mais je préfère Tolstoï ou Gogol. Ils ont su recouvrir la réalité russe de leur style comme le fait la neige sur un champ.

Avant de faire mourir Roman, vous semblez prendre un plaisir incroyable à pasticher les canons du roman d’apprentissage russe, et tout le début du texte est un véritable hommage au genre : Tourgueniev, Tolstoï et même Pouchkine. Comment définiriez-vous votre rapport à la tradition ?

Pour moi, la tradition est un panier de fruits dans lequel, en tant que ver, je peux ramper de l’un à l’autre et me goinfrer. Je dévore un petit bout du ciel si bleu d’Austerlitz, je me repais de l’œil de Natacha Rostov, je grignote les peurs et les espoirs du Prince Mychkine, je goûte infiniment les rêves intimes de Tchitchikov. Il est vrai que dans Roman, j’ai essayé de dégager les relations existant entre notre conscience russe, saturée de références littéraires, et la vie rurale, désespérée, primitive, de la province. J’aime le 19e siècle de manière indescriptible, malgré le côté parfois un peu plus sombre de mon écriture, peut-être. Mais cet amour est véritablement sincère. Avec Roman, j’ai essayé de construire mon propre monument, peut-être un peu bizarre, destiné à rendre hommage à cette littérature-là. Rendre hommage au siècle de l’Espoir russe, au siècle des Grandes Illusions. Ce qui s’est finalement produit, dans ce livre, c’est que mon monument a également pris certaines caractéristiques, certains motifs, et même certaines silhouettes typiques d’un autre siècle : le nôtre.

Avec La Voie de Bro, vous racontez la naissance, en URSS, d’une confrérie mystérieuse dont les membres, blonds aux yeux bleus, cherchent à retrouver la pureté de la lumière cosmique originelle. Pourquoi avoir choisi ce thème ?

Ce travail cherche à offrir un regard différent sur l’histoire du 20e siècle. C’est une tentative pour considérer l’histoire avec ce que je pourrais appeler un « regard inhumain ». Les livres qui composent la trilogie de la Glace parlent de la communauté humaine de manière violente, comme d’un ensemble de morceaux de viande s’élevant vers la grande ère collective qui est celle du Grand Hachoir. Pour moi, il est plus facile de parler du Troisième Reich ou de l’URSS à travers les yeux de la confrérie de la Lumière. Cela me donne la possibilité d’identifier de nouveaux détails, des choses qui m’intriguent voire me stupéfient. Au travers de l’histoire et des rituels de cette secte, j’ai inventé mon propre regard microscopique, parfois téléscopique, qui me permet de mieux observer cette époque cruelle, horrible, extraordinaire qu’a été le 20e siècle. Les Frères de la Lumière, ces prêtres de la Glace m’ont aidé à voir mieux mon pays et le monde.

On peut aussi trouver leur obsession pour la pureté originelle quelque peu effrayante, leur confrérie un peu sectaire, leur volonté de se rassembler menaçante. D’où est venue cette idée d’adopter un point de vue si radicalement externe à l’humanité ?

Lorsque je regarde mes chiens, en me levant le matin, je me suis toujours demandé de quelle façon ils me voyaient, eux. Je crois même que je jalouse un peu leur regard car ils sont les seuls à ne pas me voir comme un homo sapiens, mais comme un être qui me reste, à moi, presque inconnu. Dans La Voie de Bro, j’ai cherché à restituer ce regard, en décrivant l’humanité à partir de la représentation que s’en font les Frères de la Lumière.

Votre écriture semble parfois marquée par une certaine influence du cinéma, en particulier par une utilisation que vous faites des séquences narratives, comme dans La Glace. Le cinéma est-il un modèle important pour vous ?

Oui, bien sûr, cette influence est importante. L’époque dans laquelle nous vivons nous soumet à une agression permanente d’images. Depuis mon enfance, j’ai le sentiment d’être assis dans ma tête, et d’assister à ce cinéma sans fin qui se déroule devant moi. La littérature est en connexion avec le visuel, de même qu’avec la musique. Je pense les dialogues comme des sons et considère parfois mes personnages comme des stars de cinéma. Lorsque j’ai écrit La Glace, j’avais récemment vu une quantité de films géniaux, qui m’ont probablement plus influencé dans ce livre que dans les autres.
Outre cela, il faut rappeler que notre mentalité, à nous Russes, est véritablement bien plus en rapport avec le mot qu’avec l’image. La Russie, vous savez, n’est pas un pays bien magnifique. Pour le comprendre, on peut penser à une tête de chou : on y trouve beaucoup de couches et de sous-couches, une multitude de petits mondes enfermés, de petits vides pourrissant, trop d’imprévisibilité et d’obscurité. C’est la littérature – et non le cinéma – qui constitue notre genre principal, l’instrument que les gens mettent au service d’une volonté de compréhension d’eux-mêmes, voire d’un auto-dénigrement.

Comment définiriez-vous votre place au sein de la littérature russe ? Quel rapport entretenez-vous avec d’autres auteurs russes contemporains tels que Zakhar Prilepine, ou Victor Pelevine auquel on vous associe souvent ?

J’ai rencontré Victor Pelevine pour la dernière fois à Tokyo, c’était il y a six ans. Nous étions alors invités à un festival littéraire. C’est un écrivain des plus intéressants de la modernité russe, et il développe un univers très particulier. Mais mon plus proche ami en littérature est sans conteste Victor Erofeev. Son livre La Vie avec un Idiot est l’un des grands textes du 20siècle. J’ai également été très lié au poète Dimitri Prigoff, qui est aujourd’hui décédé. Zakhar Prilepine est de toute évidence un auteur plein de talent, il a un certain pouvoir d’écriture et un regard sur la réalité russe qui lui est propre. Mais il vénère l’URSS et les mythes soviétiques, ce qui fait que sa machinerie littéraire est, à mes yeux, celle du passé. Je n’ai pas l’impression que le passé soviétique offre une quelconque perspective. Le plus intéressant des écrivains russes actuels est pour moi Mikhael Elizaroff. Hélas, lui aussi est un peu trop lié aux mythes de l’ère soviétique Vous l’aurez compris le passé soviétique est une véritable peste qui contamine nos nouvelles générations littéraires. Je souhaite vivement que Prilepine et Elizaroff dépassent un jour cette dépendance.