Le Magazine littéraire, mars 2010, par Augustin Trapenard
Sorokine, montagne russe
« Je refuse de faire du roman une relique de musée », déclare Vladimir Sorokine, sans autre forme de procès. S’il maudit aujourd’hui ses quelques cheveux blancs, celui que l’on surnomme l’enfant terrible des lettres russes n’a rien perdu de son éloquence tapageuse. À l’instar d’un Pelevine ou d’un Erofeev, il est de cette génération d’auteurs qui dérangent. De ceux à qui les jeunesses poutiniennes, trois ans après la sortie du Lard bleu, intentaient un procès pour pornographie. De ceux qui s’attiraient encore les foudres de l’État avec Journée d’un opritchnik, délire dystopique où il imaginait le quotidien d’un officier du futur, entre barbarie, prières et orgies, dans une Russie à mi-chemin entre celle de Poutine et celle d’Ivan le Terrible. « Je suis effaré par la régression de la société. Nous sommes dans la même situation qu’à la veille de la mort de Brejnev. Aujourd’hui la parole est encore libre, mais pour combien de temps ? » On retrouve toujours chez Vladimir Sorokine cette conscience inquiète de l’Histoire, dont découle toute une réflexion sur la forme. Et si son œuvre s’apparente souvent à une machine de guerre contre le pouvoir en place, la parution simultanée en France de Roman et de La Voie de Bro, deux textes écrits à quinze ans d’intervalle, montre bien que la virulence du discours politique ne va pas sans conséquences sur le genre romanesque.
Ainsi de Roman, composé en 1994, qui met en scène le crépuscule de la Russie du XIXe siècle, « une civilisation détruite par les bolcheviques », à travers la destinée de ce personnage éponyme ô combien romanesque. Dans ce texte monumental, Vladimir Sorokine tricote joyeusement les lieux communs de l’âme russe, rythmant la formation du héros de morceaux de bravoure à la gloire des grands maîtres du passé, Tourgueniev en première ligne – avant de tout faire valser sous les coups de hache de Roman. Il suffit d’une morsure pour que le tableau idyllique se rature de lui-même et conduise le héros à un jeu de massacre aussi féroce que jouissif. Tout se passe comme si le canevas du Bildungsroman et la tradition du réalisme classique étaient tenus de mettre en scène leur propre mise à mort. Et si, à l’instar d’Eugène Onéguine, la chute de Roman paraît inévitable, c’est que le grand roman russe est voué à l’implosion : « Roman convulsions. Roman vaciller. Roman convulsions. Roman vaciller. Roman bouger. Roman convulsions. Gémir Roman. Roman bouger. Sursauter Roman. Roman convulsions. Roman bouger. Roman convulsions. Roman mort. »
Réécrire l’histoire de la Russie, c’est toucher à la fois le politique et le littéraire. Car le personnage romanesque, explique Vladimir Sorokine, est toujours « le produit d’un système étatique ». Ainsi faut-il interpréter ces constantes variations génériques, thématiques ou stylistiques qu’il orchestre avec virtuosité. Cette instabilité fondamentale qui reflète non seulement les errances du XXe siècle russe mais les métamorphoses du langage qui lui sont corollaires. « J’utilise à dessein une multitude de formes, toutes associées à une époque, qui ont été en quelque sorte privatisées par mes aînés. » Bien au-delà de l’hommage, la référence à Pouchkine ou la citation de Tchekhov permettent en effet d’établir des jalons historiques. Et l’on ne sera pas surpris de voir surgir, dans Roman comme dansLa Voie de Bro, une pléiade de clins d’œil ou de pieds de nez aux « mammouths » des lettres russes. Comme cette scène d’anthologie où le jeune Bro rêve qu’il est interrogé par son professeur de lettres sur Dostoïevski, « cet homme morose et barbu au front sinistre » dont il a tout oublié.
[…] Par un heureux hasard, cette publication croisée offre donc un aperçu saisissant des expérimentations de Sorokine sur le genre du roman. Loin d’en détruire les fondements ou d’en explorer les limites, il n’a cessé de mettre en scène les étapes de sa dégénérescence. Loin de verser dans l’exercice de style, il a su tourner le morceau de bravoure en acte de résistance. Loin de céder aux tentatives d’intimidation, il a fini par imposer cette parole libérée qu’il décrit volontiers comme « une substance folle, vivante, pareille à l’eau qui remplit les espaces vides, recouvre les digues et démolit violemment tout ce qui lui barre la route ».