Télérama, 20 février 2010, par Gilles Heuré
Contes de ma mère Russie
Au travers de fables déjantées, Vladimir Sorokine explore fiévreusement le destin de son pays. Envoûtant.
La Russie éternelle : petits villages et herbes folles, rivières aux berges apaisées, crépuscules lumineux où scintillent les légendes. Et puis les oncles, les tantes, les voisins, le docteur, l’instituteur, les moujiks, les Pâques festives, les chevaux qui piaffent, les parfums de la fenaison, bref le peuple russe des grands auteurs. « J’aime la Russie », revendique Roman Alexeïevitch, le jeune avocat qui a quitté la ville pour devenir peintre et vivre entre les bras de « Dame Nature », ainsi souvent nommée. Lit-on un roman contemporain ou des pages des grands Pouchkine, Tolstoï ou Tchekov ? Vladimir Sorokine, un des meilleurs romanciers russes d’aujourd’hui, dans ce livre intitulé Roman, du prénom de son héros, connaît ses classiques et les vénère. Mais il connaît aussi la suite, la folie meurtrière qui, de la guerre de 1914 à la longue période stalinienne, a meurtri « l’âme russe », autre expression qui revient souvent sous sa plume. Le jeune Roman croit aimer la belle Zoïa, puis tombe follement amoureux de la non moins énigmatique Tatiana Alexandrovna. Le mariage est célébré : vont-ils vivre heureux ? C’est oublier que Roman a tué un loup à l’arme blanche et que, maléfice divin, on a cru lui faire plaisir en lui offrant une hache en cadeau de mariage. Une hache ? Mais oui bien sûr : Raskolnikov dans Crime et Châtiment.
On ne dira rien de la suite de ce livre fabuleux. Celui-ci à peine refermé, il faut plonger dans l’autre nouveau livre traduit de Sorokine : La Voie de Bro, suite de La Glace paru en France en 2005. Le personnage, Sneguiriov, dit Bro, ne présente aucun signe particulier si ce n’est qu’il est né le 30 juin 1908, date à laquelle s’est écrasée, en Sibérie, une immense météorite. Ce fils d’industriel a eu une enfance heureuse : belle demeure, parents aimants, gouvernante française et précepteur. La révolution ? Avec ses yeux rêveurs de petit bonhomme, il croit qu’elle est « la reine des Neiges » tenant dans sa main une faucille « rongée par les cafards ». Les mots nouveaux surgissent : « soviet », « masses révolutionnaires », et la violence fauche sa famille près de Kiev.
À partir de là, l’enfance et le passé disparaissent à jamais et les repères se modifient. C’est un autre homme qui va de chambre en réduit, crise du logement oblige, et assiste en dilettante aux cours de l’université dont il se fait renvoyer rapidement. Une passion pourtant habite ce jeune homme rongé par une « torpeur intérieure », qui déambule dans les rues de Saint-Pétersbourg pour fuir la chambrette qu’il partage avec sa tante couturière : les étoiles, le minéral, tout ce qui le rapproche de l’Univers par lequel il se sent aspiré et qui l’éloigne de ses tristes contemporains occupés à survivre. Plutôt les corps célestes que les corps humains.
Désœuvré, il participe à une folle expédition à la recherche de la météorite géante. Et s’il part vers la Sibérie orientale avec des compagnons dont il ne partage aucune des préoccupations, c’est qu’il se sent soudain « sur la route ». C’est un bien étrange périple, qui fait alors basculer le livre vers le fantastique. La météorite a ravagé une forêt. Mélèzes et pins séculaires ont été foudroyés par la phénoménale puissance d’une sorte de Tchernobyl en provenance du cosmos. À mesure que les verstes s’égrènent, les paysages s’assombrissent et la taïga est un univers inquiétant. Seul, Bro trouvera la météorite, appelée la Glace, en récupérera des morceaux qui, attachés à un bâton, peuvent frapper la poitrine des élus, ceux qui se révèlent et ânonnent leur nom : Fer, Ep, Kra…
À chacun de comprendre ce livre et d’analyser ce que l’auteur veut dire de la Russie post-tsariste, post-stalinienne et poutinienne. Sorokine est un diable d’écrivain, bercé par la vieille Russie et hanté par le devenir d’un pays qui ne se résumera jamais plus à ses isbas féeriques.