7e Prix Russophonie, 2013, par Françoise Genevray

Traduire à deux

Après Apologie de la fuite et Têtes interverties, nominé lors du Prix Russophonie 2008, voici le troisième roman de L. Guirchovitch disponible en français.

Le titre original, VII. Cycle lyrique sur un texte de Gogol [VII. Vokal’nyj tsykl na slova Gogolja], a été remplacé par Schubert à Kiev, plus percutant. L’action se déroule en 1942 dans cette ville, que les nationalistes ukrainiens, croyant trouver leur compte au changement, disent « libérée » des soviets et des Russes par l’avancée allemande. La peur règne, l’ordre aussi, si l’on peut parler d’ordre à proximité d’un charnier trente-trois mille sept cent soixante et onze Juifs ont été fusillés à Babi Yar. La fiction, quant à elle, s’organise autour de l’Opéra, devenu Gross Oper, champ clos de convoitises et de jalousies ordinaires que la situation rend aussi dérisoires que périlleuses. Lozinine, metteur en scène, collabore avec l’occupant et exerce un chantage sexuel sur Valia, la pianiste. Pourra-t-elle sauver sa fille, née d’un père dont il faut à tout prix cacher l’origine et le nom « mortellement dangereux » ? Le terme « juif », hormis les sorties carrément antisémites, est tabou, remplacé par des périphrases et des sous-entendus. On efface le nom de Heine, « celui qu’il ne faut pas ». Silence sur la présence des Juifs dans la culture allemande et sur l’anéantissement physique en cours.
Tout un pan de la réalité échappe ainsi aux désignations directes. Mais le romancier s’empare du code et le subvertit, usant d’un langage détourné pour lever les masques et peupler le récit de significations obliques. Lorsque Anselm, soldat de la Wehrmacht en permission, donne des leçons d’allemand au baryton Gaïdaboura qui prépare une tournée à Berlin, l’élève un peu rudoyé traite son professeur de « tortionnaire » : sous l’exagération imagée perce le sens propre, et d’ailleurs « Berlin » désigne aussi le local de la Gestapo à Kiev. À force d’habiller des causes douteuses et de couvrir des non-dits criminels, les mots prennent un air suspect. Le pur lyrisme devient impossible, la distorsion grotesque pointe à tout propos. L’écriture ironique de Guirchovitch, qui rappelle Nabokov et Kundera, témoigne contre la perversion du langage par les pouvoirs, surtout quand ils sont totalitaires.
Entre l’auteur et Luba Jurgenson, plusieurs années de coopération se sont écoulées pour « traduire à deux », livre après livre. Travail « à quatre mains » que relate la traductrice, un texte mis en ligne sur le site des éditions Verdier. Après le défrichage du roman, le repérage des citations masquées, l’exploration des zones d’ombres, vient la recherche des transpositions (les phrases en ukrainien sont rendues en français par des lignes rimées), des équivalences à trouver pour les ambiguïtés sémantiques et les effets d’écho. « La langue de l’émigré, étonnamment lisse, ne connaît pas le mouvement brownien des mots, elle cesse d’être une mosaïque vivante, une mosaïque dont la vitalité se mesure à la petitesse de ses pierres », dit le narrateur de Schubert à Kiev. Difficile d’acquiescer quand l’auteur, par son propre exemple, dément l’affirmation. Mais sans doute l’écriture a-t-elle justement vocation à combattre les possibles défaillances de la langue. Souliers à bout rouge de Lozinine, robe écarlate et ongles sanglants de Valia, rouge des pattes de col d’un officier, cerises rutilantes de Poltava se répondent ici comme ces petites pierres qui font vibrer la mosaïque. L’abondance des allusions historiques, littéraires, musicales, si élaborées qu’elles conduisent le romancier à s’annoter lui-même, génère une prose dense, exigeante. Le lecteur, parfois dérouté, n’est pas écrasé pour autant, car l’allure reste toujours vive et ce qui déconcerte relance la curiosité. « Un écrivain russe exilé n’intéresse personne », lit-on encore… sauf que Guirchovitch, secondé par sa traductrice ; donne la preuve du contraire.

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Schubert à Kiev aborde un thème tabou : la collaboration avec l’occupant nazi d’une partie de la population soviétique. Au printemps 1942 les espoirs que les nationalistes ukrainiens avaient placés dans le Reich ont fait long feu. L’éphémère indépendance de leur pays a laissé place à un régime de terreur. Tous les Juifs de la ville ont été massacrés à Babi Yar, à l’exception de ceux qui se cachent ou qui ignorent leur origine. Valentina Maleïeva, pianiste de l’opéra élève seule sa fille Pania, elle fait l’objet d’un chantage de la part du metteur en scène. L’opéra constitue l’épicentre de l’action romanesque, et apparaît comme le révélateur d’un tournant historique. Il s’agit aussi de mettre en lumière l’écroulement de la culture romantique dont le nazisme représente la dernière étape et Schubert le symptôme par excellence.