Bulletin critique du livre en français, décembre 2004
L’historien Nicolas Werth avait publié, dans un ouvrage difficilement accessible, un article remarquable sur ces lettres envoyées à Kalinine, président d’URSS. Avec Nous autres, paysans : « lettres aux Soviets », 1925-1931, les éditions Verdier offrent une sélection d’une cinquantaine de ces courriers, issus des archives du journal paysan soviétique Krestianskaïa Gazeta. L’intérêt en est considérable, malgré une introduction discutable par certains aspects (par exemple, « les “missionnaires” à tous crins fondent sur les villages comme des sauterelles pour balayer l’analphabétisme », p. 10) car ces documents permettent au lecteur de disposer de documents bruts. Si l’on peut s’interroger sur le principe de sélection de ces missives (la dernière date de 1989, pourquoi ?), il n’en reste pas moins que leur lecture est d’un apport considérable sur le « grand tournant » de l’ère stalinienne vers la collectivisation des campagnes. Le lecteur peut regretter qu’un appareil critique plus développé n’accompagne pas ces courriers. Par exemple, certaines de ces lettres sont assez longues, preuve qu’elles sont écrites par des paysans hors norme. Toutes, elles dénotent les catégories de pensée de cette paysannerie, surprise, heurtée par le sort dramatique que la collectivisation forcée lui fera subir. Si l’on évacue le charme particulier de cette langue archaïsante par certaines de ses expressions, il reste le portrait d’un groupe marqué par la tradition : si le paysan est pauvre, c’est qu’il ne travaille pas. S’y exprime aussi, au moins dans les lettres d’avant la décision de la collectivisation forcée, la revendication d’un socialisme paysan ; socialisme de la petite production familiale permise par une accession généralisée à la propriété avec la fin du tsarisme. À la fin de la période dominent l’effroi et le malheur de paysans qui ne comprennent pas la guerre menée contre eux. Il faut rappeler que le résultat de cette collectivisation forcée, s’accompagnant de déportations de masse, d’exécutions et de démantèlement de villages complets, s’est traduit par la famine de 19311933 qui a fait plus de morts que la guerre de 1914-1918 et la guerre civile qui l’a suivie. La mort et la désolation hantent ce livre épistolaire, à l’image de l’épreuve stalinienne.