Chronic’Art, mars 2010, par Morgan Boëdec

Vladimir Sorokine. Hip hip hip Oural !

Quand on se rappelle cette scène du Lard bleu, le roman qui l’a rendu célèbre et lui a valu un procès, où il imagine un coït Khrouchtchev/Staline, on se demande un peu à quoi ressemble le tonitruant Vladimir Soiokine, en s’attendant vaguement à découvrir un punk qui écrit en cyrillique. Erreur. Carrure de bûcheron, diplôme d’ingénieur passé par l’Institut du pétrole et du gaz, regard vif et allure de druide, l’enfant terrible de la littérature russe porte bien sa cinquantaine, sans ostentation. À le voir, on le suppose même un brin ermite. « Pas du tout, corrige-t-il en souriant : je ne vis pas comme le regretté Salinger Ceci dit, il est vrai que je me suis éloigne de Moscou, parce que je ne la supporte plus. Cette ville perd son âme, elle se réduit petit à petit à un univers entièrement dédié à l’argent. En outre, les Bolcheviks ont détruit certains restaurants et une partie de la grande tradition culinaire moscovite. C’est peut-être ma principale raison de leur en vouloir. » Cela ne lui coupe pas pour autant l’appétit. Dès la fin des années 1970, c’est avec une énergie gargantuesque que Sorokine, fan de Rabelais, se fait un nom dans la scène underground moscovite, où il débute comme artiste-illustrateur (jetez un œil a son site : srkn.ru/graphic). Dans son premier livre, un roman aux accents beckettiens sobrement intitulé La Queue, il affûte ses mots en taillant un costard à l’une des réalités habituelles du quotidien des Russes, l’interminable file d’attente qui s’étire devant le moindre magasin. Par la suite, il change de braquet et s’attaque à autre chose : la tradition littéraire russe, carrément, dans ce qu’elle a – selon ses propres termes – de « fétiche » et « maraudeur », et histoire de « la remettre à sa place ». Objectif qu’il atteint plus sagement qu’il n’en a l’air, sans viser le scandale à tout prix. « Il faut être exhibitionniste pour faire scandale. Or, moi, j’aurais plus un côté voyeur. Si je touche des centres nerveux de la société, c’est contre mon gré ».

Jean-Edern Sorokine

À la fin des années 1980, Sorokine écrit Roman, un pavé aujourd’hui traduit en français, après vingt ans d’attente. Comme aux heures de gloire de la grande littérature ruraliste, on y croise un jeune peintre qui revient à Roide Combe, archétype du village russe où s’alignent les herbes folles, les isbas et les portes étroites surveillées par des colosses moujiks. Sorokine s’y révèle un styliste sans pareil pour percer la mélancolie et la tension des paysages russes, avec leurs « roches erratiques et grises » et des chênes « évoquant des serviteurs que leur maître eut abandonnés à leur sort ». Puis, tout à coup, le roman bascule : commencé comme un récit réaliste plein de souffle, Roman verse soudain dans un registre gore et violent, façon Tueurs nés, l’élément pivot étant un face-à-face sanguinaire entre le peintre et un loup. Même topo dans La Voie de Bro, avec des ours. La bestialité au fond de l’homme : thème-clef de l’œuvre de Sorokine, au même, titre que l’idée, un peu bizarroïde. que le lecteur doit être « impliqué » dans l’œuvre que propose l’écrivain. « Pour nous, en Russie, c’est une exigence complètement normale, dit-il. Là-bas, même les chauffeurs de taxi lisent Nabokov, et on ne fait pas vraiment de différence entre la littérature et la vie. L’Amérique aime son cinéma, la Russie est litteraro-centriste. C’est comme ça. Chez nous, les écrivains sont des dieux. » Le plus étrange, ajoute-t-il, c’est que c’est de plus en plus vrai : « Les tirages des livres augmentent, la fréquentation des librairies aussi. À l’inverse, la télévision, revenue à l’âge de pierre brejnévien, passionne de moins en moins les foules ». Et, si on lui demande une explication, il répond « qu’en Russie, le grotesque affleure partout. Il y a tant de choses qui rôdent à la surface qu’un écrivain n’a pas plus qu’à se pencher pour les cueillir. C’est presque trop facile. Mais en retour, le public attend beaucoup de lui ».

Les voies de la parodie

Dans les années 1990, Sorokine se met à détourner les tics du réalisme socialiste pour inventer un nouveau modèle de fiction qui carbure au vertige parodique, à la charge érotique et au collage façon pop-art. Revisitations du totalitarisme, ses romans (Les Cœurs des quatre, Le Trentième Amour de Marina ou La Norme, le dernier non traduit) deviennent de plus en plus délirants et divisent la critique. « Je cherche avant tout à m’étonner moi-même, se défend-il. Jouer sur les niveaux parodiques me pousse à travailler des styles différents, mais pour un écrivain, ça n’a rien d’étonnant : c’est comme modifier son corps et, le temps d’un roman, devenir un homme d’un autre siècle ». La langue du XIXe siècle domine ainsi, de son propre aveu, le roman qu’il est en train d’achever, et celle de Nabokov sa grande trilogie SF, qu’on découvre peu à peu en français. Après La Glace (2005), donc, voici La Voie de Bro, récit qui une fois encore mêle les genres – picaresque, policier, poétique et cosmogonique, notamment. Ceux qui se souviennent de La Glace retrouveront Bro, fondateur d’une secte de blonds aux yeux bleus qui, après avoir subi la persécution communiste, se découvre une passion pour les astres et va découvrir une météorite en Sibérie. Là, il découvre un étrange élément, « la Glace », dont il apprend à tirer vraiment parti après être tombé amoureux d’une sibérienne nommée « Fer ». La Glace et le Fer, donc. Soit, clairement, les deux totalitarismes dans une union monstrueuse dont naîtra la secte et qui enfantera des « machines de chair », à savoir les masses déshumanisées de notre siècle… Le delirium SF débouche sur une méditation politico-historique, le décloisonnement des genres sur un pur ovni littéraire ou la réalité est approchée « de biais, voire de dos ». Malgré leur côté, disons, expérimental, les sublimes romans déjantés de Vladimir Sorokine passionnent les Russes, qui le considèrent d’ores et déjà comme une sorte d’écrivain-culte. Les non-russes aussi, apparemment, puisqu’il est déjà traduit dans dix langues. Et vous ?