La Liberté, 15 octobre 2011, par Alain Favarger
Entre Russie profonde et zombies
Vladimir Sorokine. L’écrivain né en 1955 nous plonge dans une tempête de neige qui devient l’allégorie d’un monde bloqué courant à sa perte. Un roman aussi haletant qu’hallucinant.
Imaginez un petit traîneau lancé à toute bride dans un paysage enneigé, immaculé. À bord un médecin, le Dr Garine, qui a loué cet attelage à un livreur de pain pour rejoindre un patelin perdu où sévit une mystérieuse épidémie. Le porteur de pain, dit Le Graillonneux, est à la manœuvre, fonçant à travers les forêts, les combes, les ravines pour permettre à l’homme de l’art de venir en aide à une communauté affligée.
Des éléments propres à la science-fiction
Mais dans La Tourmente rien ne se passe comme prévu. Les obstacles se multiplient sur la route des deux hommes. Un patin du traîneau se brise. La réparation de fortune effectuée ne résiste pas au passage d’un pont. Il faut trouver refuge pour la nuit chez un meunier du coin. Et le lendemain la tempête de neige reprend de plus belle, le traîneau se perdant entre congères et flocons drus…
D’emblée on reconnaît la patte de Vladimir Sorokine, l’un des meilleurs écrivains de sa génération. À chaque fois ses fictions commencent comme des pastiches du roman russe traditionnel. Jusqu’à parodier la fameuse troïka de Gogol et la question qui hante les Âmes mortes : « Russie, où cours-tu donc ? » Sorokine a un talent fou pour recréer l’atmosphère magique du roman russe. À la fois pour susciter la poésie, le mystère des grands espaces et donner corps à des personnages insolites. Vibrant de passion, ceux-ci sont aussi très contrastés, l’écrivain jouant sur la dialectique entre peuple et élite, ce couple incertain voué au malentendu, sinon au malheur. Ce qui est le cas ici avec le médecin et son brave conducteur, empêtrés tous deux dans une tourmente ayant valeur de métaphore d’impasse absolue.
Très vite Sorokine imprime sa marque au récit et perturbe son déroulement classique. Il introduit pour ce faire des éléments propres au fantastique ou à la science-fiction. Ainsi on ne sait pas trop où le roman se déroule roule ni à quelle époque. Dans les vieilles isbas où passe Garine, il y a partout des images du Souverain, mais lequel est-ce ? Est-on bien avant la révolution de 1917 ? Pas sûr. En effet, chez le meunier et la meunière, on « regarde » la radio comme si c’était une télévision. Par ailleurs la trottinette des neiges conduite par le Graillonneux (surnom donné au porteur de pain parce qu’il tousse et crache beaucoup) est tirée par des chevaux miniatures ! Une cinquantaine environ, des bais, des alezans amoureusement soignés par leur propriétaire.
En outre on apprend que le patin du traîneau ne s’est pas fracassé sur une souche ou tel autre obstacle naturel, mais sur une petite pyramide translucide, dissimulée sous la neige. Et dont on découvre plus tard qu’il s’agit de l’élément égaré d’un chargement de trafiquants de drogue.
Érotisme larvé
On pourrait multiplier les exemples des inflexions modernes que l’auteur imprime à son récit. Comme pour mieux troubler le lecteur. Or celui-ci, une fois le livre commencé, ne peut s’en détacher. Saisi littéralement par le climat ensorcelant qui l’imprègne. Il y a d’abord cette odyssée improbable dans la neige, les embûches à répétition qui en entravent le cours. Puis il y a cette omniprésence d’une nature sauvage, à la beauté inquiétante. La dynamique aussi des relations interpersonnelles, à travers ce couple du médecin, idéaliste porteur du progrès, et du Graillonneux, incarnation du bon peuple, grincheux, mais optimiste et dévoué.
Un manteau d’asphyxie
Or la crise guette. L’homme reste l’homme avec ses pulsions, ses désirs secrets, souvent inavouables, ses peurs. Tout tendu qu’il soit vers sa noble mission, le docteur Garine est la proie de doutes et d’angoisses exacerbés par les conditions anormales du voyage. Il rêve d’Irina, son ex-femme, de Nadine, sa maîtresse impétueuse, mais peu fiable. Il brûle de désir pour l’accueillante meunière, qui lui fait des œillades tout en manifestant le mépris qu’elle ressent pour son mari, un homoncule difforme et acariâtre. En découlent dix pages d’érotisme larvé et palpitant qui irradie le récit d’ondes sauvages et ténébreuses. Du grand art !
Pas à pas, Vladimir Sorokine construit ainsi une saga en blanc et noir qui excite l’adrénaline du lecteur parfois jusqu’au vertige. Tant ce dernier finit par éprouver presque physiquement l’oppression qui gagne les deux protagonistes de l’histoire, piégés, tels des zombies, par la neige. Manteau d’asphyxie déjouant toutes les promesses de féerie. Impossible dès lors de citer tous les pics d’émotion qui émergent de ce roman envoûtant. Le passage sur les trafiquants de drogue kazakhs en est un, comme celui où, sous l’emprise d’hallucinogènes, le médecin se voit attaché à un chaudron, condamné à griller devant une foule ricanante pour le prix de ses péchés. Rêves, cauchemars, terreurs nocturnes hantent ce périple qu’une grosse tempête de neige a transformé en caisse de résonance des fêlures de l’être comme des souffrances qui emprisonnent les peuples.