La Liberté, 8 mai 2010, par Alain Favarger
La Russie déconstruite
Né à Moscou en 1955, Vladimir Sorokine a fait partie de l’underground intellectuel de l’URSS déclinante. En ce début d’année, ce ne sont pas moins de deux romans de l’écrivain qui sont arrivés à peu d’intervalle en traduction française sur les tables des librairies. Le premier, La Voie de Bro […], offrait une fable hallucinatoire bruissant des mystères de la taïga. Le second, Roman, est une œuvre plus ancienne, écrite autour de 1985-1989.
C’est l’histoire de Roman Alexeïevitch, jeune homme de 32 ans qui a quitté le barreau pour s’adonner à sa passion, la peinture. On le voit s’installer à la campagne dans la propriété d’un oncle, un ancien acteur, et d’une tante adorés qui lui avaient tenu lieu de parents quand les siens avaient disparu. Romantique en diable, Roman revient la tête remplie d’images de Zoïa, une ardente jeune fille du voisinage…
Scènes de chasse, ronronnements, des samovars, bruissements des forêts de bouleaux, on croirait lire un pastiche de Tourgueniev. Jusqu’à l’éclosion d’une nouvelle passion pour une jeune fille aux yeux verts et autres faits de bravoure, comme le sauvetage d’une icône dans l’incendie d’une isba. Quatre cents pages de pur envoûtement.
Mais soudain, comme une symphonie qui se briserait dans le fracas d’une tempête, le livre bascule. Les phrases deviennent courtes, abruptes, tranchantes. La violence s’insinue et emporte tout sur son passage. Tout le charme est brisé au point de laisser le lecteur pantelant. L’allégorie politique est évidente. Déconstruite, la vieille Russie a laissé la place au chaos. Et l’orgie sanguinaire qui bat son plein offre la face ricanante d’une danse macabre à la taille des horreurs du siècle.