La Quinzaine littéraire, 16 avril 2010, par Christian Mouze

Aspects de la littérature russe

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Un magicien

Vladimir Sorokine (né en 1955) est un magicien dont on reconnaît les habits, mais ils sont somptueux. On se laisse aller à l’admiration malgré qu’on attend et subodore ses tours. On est ni déçu, ni entièrement surpris. Il fait entrer son lecteur au cour d’une Russie traditionnelle, quelque peu intemporelle et son héros, Roman, en a le charme et l’inquiétante inclinaison. Cela commence et se prolonge comme un roman du 19e siècle, exercice de style et de nostalgie. Dans cette Russie rurale et seigneuriale, où se côtoient harmonieusement moujiks et intelligentsia, une Russie sentie malgré tout dès le départ (et par la volonté de l’auteur) comme un décor, le lieu d’attente et de préparation d’un quelque chose qui échappe encore (et le lecteur scrute ces lignes sages et heureuses à la recherche d’une première macule). Il y a Cabota le compagnonage de Tourgueniev, Tolstoï, mais bientôt d’autres noms se lèvent avec l’inquiétude que Vladimir Sorokine instille savamment à son lecteur : Andreïev, Chméliov…
Dans cette plaine parodiée de Russie un gouffre se creuse. Chaque personnage est comme l’image, trop brillante, d’un héros typique de la littérature russe du 19e siècle, et cette image à l’ancienne, vernie et craquelée juste ce qu’il faut, attend d’être saccagée. Tout l’art, tout l’artifice, c’est-à-dire tout l’art consommé, toute la force de Vladimir Sorokine est de faire monter en son lecteur cette attente, de le faire peu à peu se lézarder et s’abîmer avec un héros qui insensiblement se lézarde et s’abîme, et de le précipiter quand tout se précipite : les cent dernières pages sont à la limite du soutenable, telle l’idylle du début se déroulait en lisière du croyable. Comme trop éblouissante. Un grand écrivain. Il pose des questions et il pose question. Il introduit un déséquilibre. Il introduit le ver dans le fruit de la littérature. Tout est miné : l’extase, le bonheur et leur château de rêve et leur chaumière sociale. La Russie des barines et des isbas, la Russie raffinée de l’intelligentsia artistique, la Sainte Russie orthodoxe, Sorokine la place avec soin et une fausse douceur toute de précision et de méticulosité sous une hache qui vole. Est-ce la métaphore de l’autodestruction d’une société par sa classe dirigeante ? Une brillante démonstration mais une démonstration, ce qui veut dire que chez Vladimir Sorokine ce ne sont pas les lois de la vie et la vie elle-même qui guident l’écriture, mais les lois de l’imagination et du verbe, d’une construction et d’une déconstruction mentales et littéraires, d’un jeu qui ne témoigne en fin de compte que de lui-même. Mais un tel art porte sa propre justification.
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