La Quinzaine littéraire, 1er janvier 2005, par Jean-Jacques Marie
Les paysans écrivent aux Soviets
Ce petit livre de 150 pages est d’une richesse que pourraient envier bien des gros volumes consacrés à l’Union soviétique. Il rassemble cinquante lettres adressées, de 1925 à 1931 au journal Krestianskaia Gazeta (Le Journal paysan) dont Hélène Mondon rappelle la nature et la fonction : « Écrit dans une langue simple, à la portée de tous les villageois, ce journal arrive à séduire les paysans, les incite à lire, plus surprenant encore, il leur donne l’envie d’écrire », au point que ce journal a reçu en dix ans de parution (1923-1933) la bagatelle de cinq millions de lettres, adressées en grande partie à Michel Kalinine, ancien ouvrier métallurgiste devenu président du Comité exécutif central des Soviets, donc chef théorique de l’État.
Kalinine a, en effet, la réputation, de plus en plus usurpée, de se soucier des paysans et de leurs intérêts. Le journal ne publia, bien entendu, qu’une petite partie, soigneusement sélectionnée, de ces lettres. Mais la plupart d’entre elles ont été conservées.
Les cinquante lettres choisies dans le recueil ne représentent qu’une infime partie de cette masse. On y trouve pourtant un éventail extrêmement large de points de vue divers : des lettres de paysans qualifiés koulaks (« paysans riches », en comparaison des autres) et qui se plaignent de leur condition réelle ; des lettres de paysans pauvres emplis d’une hargne profonde, voire de haine, à l’égard de ces koulaks qu’ils dépeignent comme des exploiteurs ; des lettres marquées par une aversion profonde pour l’appareil bureaucratique et ses privilèges ; des lettres de paysans pauvres favorables à la collectivisation volontaire, d’autres de paysans hostiles aux kolkhozes, puis lorsque la collectivisation stalinienne, forcée, massive et meurtrière commence, des lettres emplies de plaintes et de protestations.
Celle qui ouvre le volume est l’une des plus politiques. Adressée à Kalinine, elle dénonce les privilèges des dirigeants : « Nous sommes pour le bien du peuple que vous dites, “pour son bien”, mais les trois cents roubles que vous gagnez tous les mois, c’est pour qui, hein ? Pas pour vous, p’t-être ? En attendant, Mikhail Ivanovitch, dites-moi que c’est pas ça le chemin du socialisme ! Le v’l’là le chemin du socialisme : ne forcer personne et ne pas gagner trois cents roubles par mois. » Cette protestation est celle de l’égalitarisme révolutionnaire des niveleurs de la révolution anglaise ou des enragés de la révolution française « Faut donner une estimation du travail de l’ouvrier, de celui du paysan et aussi de l’employé soviétique, pour définir une norme des besoins de chacun, pour ne pas laisser les uns s’empiffrer et les autres crever de faim. Voilà ce que ça serait le vrai socialisme. On va y arriver au socialisme […] Nous autres travailleurs, on saura bien s’unir sans vous, faut du temps, c’est tout. »
Dans les lettres des paysans, dits à juste titre ou non koulaks, revient un leitmotiv : les paysans pauvres le sont parce que ce sont des fainéants. Si on leur donne de la terre, ils la laissent en friche et n’en font rien. Les vrais parasites ce seraient eux ! L’un d’eux les accuse même de vivre quasiment dans le luxe (extrêmement relatif certes) : « ils achètent bien souvent de la farine blanche, du sucre, des harengs, des produits de manufacture, etc. »
Un autre écrit à Kalinine, qui a déclaré nécessaire de transformer le paysan pauvre en paysan moyen (c’est-à-dire d’améliorer sa situation matérielle). Comment le faire, demande ce correspondant « quand c’est, disons-le franchement, un flemmard qui n’a pas la moindre envie de redresser son exploitation et d’améliorer sa vie ? Voilà ce qu’il dit « Ça va pour moi, je suis en vie, j’ai du pain, qu’est-ce qu’il me faut de plus ? Je ne paie point d’impôt, je n’ai rien à donner. » Comment que le pouvoir peut regarder des gens pareils en face et les dispenser de l’impôt ? »
Des lettres de paysans pauvres se plaignent au contraire de la rude exploitation que les koulaks leur font subir en louant leurs bras pour une poignée de kopecks ou en les tenant à la gorge, parce que seuls les koulaks ont une trieuse, une batteuse, un butoir qu’ils prêtent au paysan pauvre à un prix élevé. D’autres s’enthousiasment pour la collectivisation organisée par eux-mêmes avec l’aide des colonnes (c’est-à-dire des brigades) de tracteurs qui font à leurs yeux des miracles sur leurs parcelles réunifiées. Le kolkhoze leur permet d’avoir, écrit un paysan de Kobylka, une vanneuse, un butoir, une batteuse, une herse à ressorts, tous matériels inaccessibles au paysan pauvre isolé sauf à passer sous les fourches caudines du koulak. Les lettres publiées montrent que la collectivisation stalinienne forcée va briser ce mouvement spontané dont plusieurs décrivent la réalité.
Le lancement de cette collectivisation forcée, accompagnée de la déportation de près de deux millions de paysans dans des endroits perdus, glaciaux et désertiques suscite une tempête de protestations. L’une des plus éloquentes et des plus significatives est celle des paysans du kolkhoze Karl Marx dans la république autonome des Allemands de la Volga (que Staline dissoudra en 1941 en déportant ses habitants). Ils maudissent Staline : « Malédiction, camarade Staline, […] Nous autres kolhoziens, on t’envoie notre malédiction au lieu d’un rapport, on a perdu patience, tu nous as poussés à bout, tu nous as complètement ruinés avec ta marche à pas de plans bureaucratiques, tu as fait de nous des esclaves, tu nous as volé notre liberté qu’on avait conquise par notre sang ; on est devenu pire que nos ancêtres du temps des seigneurs. On n’a ni vêtements, ni pain, on trime comme des bêtes, affamés, nu-pieds, dépouillés de tout. »
Ces anciens de l’armée rouge, qui ont défendu et construit l’Union soviétique, dénoncent et menacent : « Nous autres partisans rouges, on vous a point fait monter sur le trône pour que vous suciez tout notre sang jusqu’à la dernière goutte, on vous pardonnera pas pour notre sang et on se vengera. » Ils stigmatisent les « communistes clabaudeurs », les dirigeants incompétents, inventeurs de mots ronflants et dont les « plans de criailleurs » débouchent sur des catastrophes : « les blés sont gâtés, le foin a pourri, les bêtes sont harassées, nous aussi on est accablé ».
Les lettres de paysans déportés qui ferment le volume sont poignantes par la détresse impuissante qu’elles expriment devant un véritable massacre. La protestation la plus violente contre leur sort émane d’un groupe d’employés et d’ouvriers de Vologda, indignés et solidaires des paysans déportés. Ils décrivent leurs conditions effroyables de transport dans des trains de marchandises glaciaux d’où ensuite « on les balançait hors des wagons comme des ordures », puis de déportation. Ils demandent à Kalinine de venir enquêter sur place, ce que Kalinine, terrorisé par Staline, bien entendu ne fera pas.
Ces quelques citations sont loin d’épuiser la grande richesse de ce volume. En 150 pages, il présente de multiples facettes de la paysannerie soviétique au cours de cinq années décisives pour son avenir : des lettres de paysans pauvres partisans d’une collectivisation organisée par eux-mêmes aux cris désespérés de paysans déportés, qualifiés de koulaks souvent pour la seule raison qu’ils refusaient d’entrer de force au kolkhoze. Il reflète l’éventail des positions diverses qui divisaient une paysannerie, trop souvent présentée abusivement comme un bloc homogène, que seul, en fait, Staline réussira à unifier contre lui. En cette période d’ouvrages unilatéraux dans la noirceur, c’est une qualité rare.