Sorokine dans le magazine La Vie, 20 mai 2010
Vladimir Sorokine : le nouveau géant
Styliste au talent époustouflant, Vladimir Sorokine dynamite le roman russe contemporain, en croisant l’héritage des grands récits du dix-neuvième siècle (de Tolstoï à Pouchkine) avec le cauchemar d’utopies à la Orwell. Il se confie à La Vie.
« Ma génération est celle des post-dissidents : elle se définit par opposition aux écrivains rebelles de l’époque soviétique. Nos textes les remettent en question dans une large mesure, tout comme eux remettaient en question les écrivains soviétiques staliniens. Leurs pratiques – dénoncer par l’émotion, faire de la littérature l’instrument de la lutte contre une culture totalitaire – nous sont étrangères. Nous avons voulu affranchir l’art de l’idéologie, rendre à la littérature sa valeur purement esthétique et lever les tabous qui prohibaient le « vulgaire » : le sexe, la grossièreté, le corps dans toute sa brutalité, la schizophrénie, la destructivité. J’ai été inspiré par l’expérience de la liberté littéraire, telle qu’elle a été menée par Kafka, Nabokov ou Harms.
Aujourd’hui, au vingt-et-unième siècle, la description des réalités russes en général, et de la réalité post-soviétique en particulier, est devenue très problématique. Le regard brut, la description pure et simple ont montré, plus que jamais, leurs limites. La métaphysique russe est une trop grosse bête pour entrer dans un roman qui serait écrit dans le plus pur style réaliste. Pour porter un regard littéraire sur la Russie, il a toujours fallu choisir une optique particulière, qui s’écarte du regard humain. Gogol l’a jaugée de son œil de lynx, auquel rien n’échappe. Tolstoï la regardait de haut, en se mettant à la place de Dieu ; Dostoïevski, au prisme des discordes et des scandales. Platonov et Babel ont contemplé son incarnation dans les monstres soviétiques, les prolétaires et les soldats de l’armée Rouge. Venedict Erofeev l’a vue à travers les yeux d’un alcoolique. J’ai moi aussi mon propre système optique : mes deux éclairages sont la Russie d’avant la révolution et la Russie postindustrielle de l’avenir. C’est à l’endroit où leurs rayons se croisent que je vois apparaître l’hologramme de la Russie d’aujourd’hui. Celle-ci a besoin des écrivains pour donner forme au grotesque russe de notre époque. Cette grosse bête grandit, s’agite. Le grotesque qu’il y a dans notre vie, c’est notre marque nationale. C’est comme la vodka, Iouri Gagarine et la kalachnikov, il faut en prendre soin…
La vie en Russie a été, est, et sera encore une marche sur la glace, en dessous de laquelle menace le chaos. Où la glace va-t-elle se briser ? Dieu seul le sait. C’est sans doute la raison pour laquelle les Russes sont si doués pour le patinage artistique et le hockey… Notre vie est faite d’instabilité. Elle est fragile, sujette à des changements radicaux. À la question de savoir à quoi l’on peut croire, et sur quoi se fonder, je réponds que je crois à l’immortalité de l’âme, à la valeur cosmique de la personne humaine. Je crois à mon étrange métier, dont les contours sont si vagues. Je crois en ma famille et en mes amis. »