Le Figaro, 19 janvier 2006, par Sébastien Lapaque

Zamiatine contre les robots

Témoin libre de la révolution bolchevique, expulsé hors des frontières d’URSS par Staline, il fut l’un des premiers écrivains antitotalitaires du XXe siècle. On redécouvre ce styliste sagace, à l’occasion de la publication de deux récits de jeunesse.

Il faut lire tout Zamiatine. Non seulement Nous autres, la fable contre-utopique des années 1920-1921, interdite de publication en Russie pendant trois quarts de siècle, traduite à New York en 1924 et à Paris en 1929, mais également Les Insulaires, L’inondation, Le Fléau de Dieu, sans oublier les pièces cachées d’une œuvre éparpillée dans l’orage d’un destin douloureux : essais de jeunesse, fables satiriques, écrits théoriques. Les éditions Verdier publient Au diable vauvert et Alatyr, deux textes inédits en français. Leur verve, leur drôlerie et leur netteté stylistique font comprendre que Nous autres, avec son État unique, ses bâtiments de verre, ses murs transparents, ses rêves interdits et son bonheur algébrique n’est pas une parenthèse dans la bibliographie d’Eugène Zamiatine. Ce roman couronne une morale créatrice qui fut sa Béatrice : « Il n’est de vraie littérature que produite non par des fonctionnaires bien pensants et zélés, mais par des fous, des ermites, des hérétiques, des rêveurs, des rebelles et des sceptiques. »
Hérétique, Evgueni Ivanovitch Zamiatine (1884-1937) le fut toute sa vie. Né à Lebedian, dans la Russie profonde et mystérieuse chantée par Tolstoï et Tourgueniev, il aima les livres à l’âge où les enfants jouent aux soldats de plomb. Très tôt, il découvrit Dostoïevski, Gogol et Anatole France. Au lycée de Voronej, le jeune homme était doué en dissertation, mais peinait en mathématiques. À dix-huit ans, il s’inscrivit à l’Institut polytechnique de Saint-Pétersbourg où il se spécialisa dans la construction navale. Il s’éloignait du monde des lettres pour y revenir un peu plus tard avec un enthousiasme décuplé.
En 1903, il fut le témoin des premières explosions de violence à Saint-Pétersbourg. « … Partout sur l’avenue, de noires éclaboussures humaines, des lambeaux de Marseillaise, de drapeaux rouges, les Cosaques, les gardes du palais, les policiers… » On n’est pas sérieux quand on a dix-neuf ans et qu’on aime l’agitation, les factions, les affiches et les pamphlets. Le jeune Zamiatine opta pour le parti bolchevik. De retour d’un long voyage d’étude – Odessa, Constantinople, Smyrne, Beyrouth, Jaffa, Athos, Port-Said, Alexandrie, Jérusalem – il assista à la révolution de 1905 et fut emprisonné quelques semaines pour sa participation à une réunion interdite. En cellule, l’étudiant factieux apprit l’anglais, la sténo, écrivit des vers.
Une fois libéré, le souvenir de sa captivité lui inspira Seul, une nouvelle publiée à l’automne 1908 dans la revue Obrazovanie. « Cela signifiait donc que je pouvais écrire des récits et que j’allais les publier : voilà pourquoi, pendant trois ans, je n’écrivis plus que sur… les brise-glace, les navires à vapeur, les refouleurs et une Recherche théorique sur le travail des excavatrices. » L’entrée véritable de Zamiatine en littérature date de 1912, année de la publication de Province, peinture pittoresque de la vie russe où se lit l’influence de Gogol et de Remizov, qui reconnut l’auteur comme un pair. En 1914, Zamiatine publia Au diable vauvert, un récit mettant en scène le quotidien d’un détachement militaire à la frontière chinoise.
Cette satire gorgée de trouvailles et d’inventions langagières fut jugée antimilitariste par le tribunal du district de Saint-Pétersbourg. La censure n’apprécia pas davantage Alatyr, publié l’année suivante, où l’écrivain mettait déjà en place un univers contre-utopique, avec des animaux chargés de traduire les sentiments des hommes.
Mais l’époque n’était pas à la plaisanterie. En Russie, les artistes voyaient venir la fin d’un monde. En mars 1916, Zamiatine fut envoyé en Angleterre pour superviser la construction d’un brise-glace, le Saint-Alexandre Nevski, que les nouveaux maîtres du Kremlin rebaptiseront le Lénine.
Les événements révolutionnaires hâtèrent son retour en Russie. Trop tard. « Je regrette beaucoup de ne pas avoir vu la révolution de Février et de ne connaître que celle d’Octobre. […] C’est un peu comme si l’on avait jamais été amoureux et qu’on se réveillait un beau matin, marié depuis une bonne dizaine d’années », expliqua-t-il en 1924.
Styliste et moderniste, il se souciait peu de l’instauration de la dictature du prolétariat. Dans la lutte entre bolcheviks et socialistes-révolutionnaires, Zamiatine choisit les seconds. Il publia dans leurs revues, prit la parole à leurs réunions, participa à leurs cénacles. Entre 1917 et 1923, années de sa plus grande activité, parurent Les Insulaires, roman burlesque rapporté d’Angleterre, et quelques-unes de ses plus célèbres nouvelles : L’Electricité, Le Nord, La Caverne… « Tous les écrivains russes sont paresseux, sauf Zamiatine », jugea Gorki, ministre officieux de la Culture du nouveau régime.
L’énergique Zamiatine avait pourtant de quoi déplaire : il croyait à la primauté de l’art sur l’économie politique. Chez Swift, Wells et Joyce, qu’il lisait avec passion, il était convaincu de trouver un peu de la vérité du monde. Composé vers 1920, Nous autres ne se limite pas à une satire du socialisme d’État. Avec ses villes aux murs transparents et ses machines dominant l’homme, la fable est trop subtile pour être réduite à un texte de circonstance. Elle est l’aboutissement d’une esthétique de l’ironie et du sarcasme énoncée dans une longue série de textes critiques.
Évoquant l’écrasement d’individus réduits à des numéros, sous l’œil d’acier du « Bienfaiteur », Zamiatine parlait, cependant, en connaissance de cause. L’écrivain, que sa familiarité avec les socialistes-révolutionnaires avait rendu suspect, fut arrêté deux fois par la Tcheka. En 1919, il s’en tira grâce à son appartenance passée au parti bolchevik. En 1922, il eut moins de chance et fut enfermé à la prison de Saint-Pétersbourg – dans le même couloir qu’en 1905 ! Suspect pour la police bolchevique, comme il l’avait été pour la police tsariste, soumis à la censure, Zamiatine devint le diable des lettres russes. Accusé d’être un partisan de l’extrême droite, persécuté, privé de travail, le malheureux n’avait plus rien à faire dans la Russie des soviets. Après 1924, il n’y avait plus aucun journal libre dans le pays ; après 1929, plus un seul éditeur indépendant.
Ce qui accablait le plus Zamiatine, c’est de constater que la liberté d’expression avait disparu du pays et que seuls quelques artistes le déploraient. En juin 1931, il eut le courage de s’adresser directement à Staline pour s’affliger, dans une lettre, de sa condamnation à « la mort littéraire » et demander que cette peine soit commuée en « expulsion hors des frontières de l’URSS ». Ce qui était mieux qu’une balle dans la nuque ou qu’une déportation au goulag.
C’est ainsi qu’il découvrit Paris en février 1932. Blanc chez les rouges, il devint un rouge chez les blancs, incapable de trouver sa place dans les milieux de l’émigration. Dans ses souvenirs, Nina Berberova l’évoque de façon méprisante : « Sa tactique consistait à survivre et à se taire, cela ne pouvait être la mienne. » Elle ne mesurait pas quel chagrin cela était d’avoir vu les bons écrivains de son pays se taire un à un au profit de littérateurs soumis à la commande sociale. Le 10 mars 1937, on annonça le décès, à Paris, d’Eugène Zamiatine, homme de lettres russe, mort d’une angine de poitrine, mais aussi, mais surtout, d’une ineffable tristesse.