Dostoïevski par Vladimir Sorokine
« Un regard franc, privé de sentiment ou de flatterie »
Entretien avec Vladimir Sorokine paru dans Le Magazine littéraire (mars 2010). Propos recueillis par Augustin Trapenard.
Comment éviter l’inhibition quand on a notamment Dostoïevski derrière soi ? Vladimir Sorokine est l’une des figures centrales de la littérature russe contemporaine. Il nous livre sa vision du créateur de L’Idiot.
« La première fois que j’ai lu Les Démons, j’ai eu l’impression, comme Henry Miller, que sous moi la terre tremblait. Ce regard sur l’être humain me fascine toujours – un regard franc, privé de sentiment ou de flatterie. Dostoïevski est l’un des piliers de la culture russe, et je le respecte en tant qu’auteur pour la puissance de ses idées. Mais la littérature est à mon sens une affaire de style, et il faut bien constater qu’il n’y accordait aucune importance. En Russie, tout le monde s’entend pour dire que c’est le moins littéraire de nos classiques – et sans doute le plus ardu. Vous savez sûrement qu’il dictait ses romans et parfois ne les relisait même pas, ce qui relève pour moi du non-sens absolu. Si Tolstoï et Dostoïevski vivaient à la même époque et ne se sont jamais rencontrés, ce n’est pas un hasard !
« Dans mon bureau j’ai derrière moi toute une bibliothèque remplie de ces mammouths que sont les grands classiques russes : Dostoïevski, bien sûr mais aussi Tolstoï et Gogol, Tchekhov et Tourgueniev. Je me rends compte qu’ils sont parfaitement placés, car je les sens derrière moi, littéralement. Loin d’être une pression, ils sont comme le vent qui souffle dans une voile. Une aide précieuse, dont on sait à tout moment qu’elle peut vous écraser. Toute expérimentation sur le genre romanesque implique un dialogue avec l’auteur canonique. Dans mon livre Dostoïevski-trip1, il symbolisait pour moi tout ce qui manquait à la jeunesse. Dans Le Lard bleu2, je le clonais, je le plagiais, je le citais. Quitte à l’utiliser à des fins politiques.
« Le drame de la grande littérature russe, c’est qu’elle est devenue une marque de fabrique. Une institution associée à des types de langage que les maîtres du passé ont en quelque sorte « privatisés », au point qu’on ne saurait écrire sans les citer. Un lieu commun, au même titre que la vodka ou l’hiver glacial, sur lequel les romanciers d’aujourd’hui ont tendance à se reposer. Mais il y a encore des résistants. Prenez un Victor Erofeev : il prend la tradition comme de la glaise et sculpte son œuvre propre. L’œuvre de Gogol ou de Dostoïevski est pour lui comme un matériau qu’il s’agit de modeler. Qui a dit que les classiques nous terrorisaient ? Un bon écrivain n’a jamais peur. Au contraire, il s’appuie sur le canon pour en faire un catalyseur de création. »
1. Dostoïevski-trip, trad. Tania Moguilevskaia et Gilles Morel, éd. Les Solitaires intempestifs, 2001.
2. Le Lard bleu, trad. Bernard Kreise, éd. de l’Olivier, 2007.