Le Monde des livres, 9 mars 2012, par Stéphanie Dupays
Sonate pour une Ukraine défaite
L’écrivain et musicien Léonid Guirchovitch évoque sans fard la vie à Kiev sous l’occupation nazie.
Nous avions découvert Léonid Guirchovitch en 2004, avec sa magistrale Apologie de la fuite, un roman d’éducation ample, orchestral, construit comme une symphonie. Normal, l’écrivain russophone, né en 1948, contraint à l’exil en 1973, est également premier violon à l’Opéra de Hanovre. L’émerveillement demeure avec Schubert à Kiev, où l’on retrouve tout ce qui avait subjugué alors : une langue inventive, foisonnante, gorgée de références musicales et littéraires, une narration qui tisse habilement vie intime et événements historiques, et ces motifs obsédants, l’art, la Russie, la guerre, la judéité, qui s’entremêlent jusqu’au final éblouissant.
Toujours de la musique donc, puisque c’est l’Opéra de Kiev en 1942 qui constitue l’épicentre de ce roman, comme une vaste toile d’araignée où viennent se croiser et parfois même s’engluer, musiciens autochtones et occupants allemands. Malgré la guerre, la vie continue, avec ses intrigues ordinaires. Lozinine, le metteur en scène, cherche à innover en montant Fidelio ou Taras Boulba ; les musiciens rivalisent pour partir en tournée à Odessa ; Valia, la belle pianiste, tente d’échapper aux avances du metteur en scène et du chef d’orchestre, Münster (surnommé « Monstre »), tandis que sa fille Pania tombe amoureuse d’un jeune Allemand. Abus de pouvoirs, ambitions personnelles, accommodements très discutables, Guirchovitch décrit avec une ironie dévastatrice ce petit monde capitonné, sourd aux bruits du dehors. À l’image d’un des personnages, le milieu artistique kiévien « économise son héroïsme comme on économise ses forces : pour des exploits futurs ».
Pendant ce temps, la ville se vide de ses juifs, assassinés massivement par les nazis, comme à Babi Yar, à quelques kilomètres de l’opéra. Les nationalistes ukrainiens, qui avaient d’abord cru que l’occupant allemand allait leur rendre l’indépendance, commencent à déchanter devant la brutalité du régime, les déportations et les massacres.
Soluble dans l’alcool
L’occupation, la « Shoah par balles », les actions des nationalistes, à peine esquissés au début du roman, affleurent, puis finissent par bouleverser les destins du microcosme musical. L’Histoire devient l’affaire de chacun. Valia est la première à comprendre qu’en temps de guerre on ne peut rester à l’écart : « Valia était honnête : elle méprisait les Russes, détestait les Allemands. Mais elle n’avait pas d’ailes pour s’envoler. » Ne pouvant fuir « ce monde d’outre-tombe où les immeubles étaient des caveaux et les habitants des chauves-souris », la voilà embarquée malgré elle dans le combat entre partisans et collaborateurs pour échapper au chantage de Lozinine : il a découvert que le père de Pania, sa fille, est juif.
Que ces sujets graves n’intimident pas le lecteur. Certes, Guirchovitch dépeint une époque tragique, mais il sait jouer des digressions et contrepoints grotesques et légers. Comme dans les truculentes scènes de dîners où éclatent les malentendus entre Allemands et Russes : « Chacun blague à sa façon. Les blagues des autres peuples ne font pas rire. » Mais cette incompréhension entre cultures est soluble dans l’alcool puisque « passé un temps, il n’y avait plus aucun moyen de distinguer un porc russe d’un porc allemand : tout le monde était ivre mort. »
Une liberté de ton peu politiquement correcte, un sujet tabou, on comprend que le livre ait fait grincer des dents en Russie et en Ukraine. La collaboration d’une partie de la population et le rôle joué par les nationalistes ukrainiens lors de l’occupation nazie y hantent encore la société. Un livre puissant et dérangeant.