Le Monde diplomatique, 1er juillet 2010, par Aline Chambras
L’âme russe à la hache
Pastiche, iconoclasme, fable politique, littérature sur la littérature ? Le livre de celui que l’on surnomme « l’enfant terrible de la littérature russe », Vladimir Sorokine, publié par les éditions Verdier plus de vingt ans après qu’il a été écrit, pose un nombre incalculable de questions à l’instar de son titre, d’emblée troublant : Roman.
Le récit, qui s’ouvre sur une temporalité floue – même si l’on peut le situer, peu ou prou, entre l’abolition du servage, en 1861, et la révolution de 1917 – pourra, de prime abord, surprendre les fidèles de Sorokine : les premiers chapitres, par ailleurs magnifiquement orchestrés, mettent en scène un héros et un décor typiques de « l’âme russe ». Ils s’inscrivent, avec fougue, dans une certaine tradition littéraire, à l’opposé des personnages et du style des livres Le Lard bleu ou Journée d’un opritchnik, écrits ensuite par Sorokine (bien qu’ils aient été publiés antérieurement à Roman, en France).
Le prélude de Roman, qui évoque l’exercice de style en convoquant le souvenir de la littérature à la Tourgueniev ou à la Tolstoï, amorce, semble-t-il, un récit initiatique, celui du héros éponyme, Roman, jeune orphelin devenu avocat, qui abandonne la ville et la robe. Il retourne auprès de sa famille dans le village qui l’a vu grandir et s’y adonne à la peinture. Quelques indices, pourtant, annoncent que le vernis trop léché de ce classicisme littéraire n’attend que de se craqueler. Comme si l’histoire de ce jeune homme nostalgique, venu retrouver l’oncle et la tante qui l’ont élevé, et Zoïa, son amour de jeunesse, ne pouvait qu’échouer, incapable de tenir le pan d’une idylle que l’on pressent impossible. En effet, d’emblée, le « retour aux sources » de Roman dégage un parfum d’excès : « Tout dégoulinait alentour », indique le narrateur, à peine le héros est-il descendu du train qui le ramène au village de l’enfance. De même, de nombreuses scènes décrivent une profusion confinant à la débauche : il en est ainsi des somptueuses descriptions de repas chez l’oncle de Roman. C’est également le cas lors de l’épisode du loup, acmé du livre, quand Roman, après un long duel avec la bête, s’écrit, blessé et hagard : « J’ai tué… Je t’ai tué… J’ai tué. » Comme si la démesure, atteignant alors son paroxysme, renvoyait le personnage de Roman, si romanesque, à sa condition de héros d’une littérature perdue, condamnée, enfermée dans une histoire, prête à basculer, comme ce fut le cas lors de la révolution bolchevique.
La dernière partie du récit est alors le signe de cette décomposition, de cette rupture, quand, dans un holocauste fantastique, presque insoutenable, Roman détruit tout ce qu’il a aimé. Un dénouement apocalyptique qui oblige le lecteur à interroger le rapport entre la langue du roman et le réel, à la manière dont Sorokine élague à la hache les vieux discours, posant avec fracas une question universelle et très « russe », celle de la dialectique entre une modernité porteuse de mort et un discours ancien vide d’humanité. « Je refuse de faire du roman une relique de musée », déclarait Sorokine à la sortie de son livre. Il est clair que son Roman est une œuvre puissamment vivante.