Les Carnets d’études, juin 2006, par Agnès Passot

La déception est parfois à la mesure de la joyeuse curiosité que suscite un texte inédit d’un auteur bien connu. Rien de tel avec ces deux récits de Zamiatine, écrits respectivement en 1914 et 1915, qui, bien loin d’être des « brouillons de jeunesse » laissent s’affirmer déjà un art subtil de la narration et un regard à la fois acéré et compatissant sur la société des hommes. L’heure n’est pas encore venue où ce classique de la littérature antisoviétique qu’est à présent Nous autres (publié à l’étranger en 1924 puis 1927) fermera définitivement à Zamiatine les portes de la gloire littéraire en URSS. Mais Au diable Vauvert, satire osée et allègre d’une garnison russe en poste quelque part près de la frontière chinoise, fut condamné par la censure tsariste. Avec la vérité pour muse, Zamiatine ne pouvait qu’irriter toute forme de pouvoir. Ce qui frappe peut-être davantage aujourd’hui dans ces petites proses est le génie particulier de la « synthèse » esthétique voulue et opérée par Zamiatine entre réalisme et symbolisme. D’un côté, la description du quotidien à la fois drôle et pitoyable d’officiers désœuvrés, ou de tout un village en manque de bons partis (Alatyr), s’appuie sur une analyse psychologique perspicace et un comique réaliste dans la veine de Gogol ; mais cet humour même permet des décrochages pleins de sens dans l’absurde ou le délire. Les histoires les plus cocasses apparaissent alors fugacement comme autant de tragédies individuelles de l’idéal perdu. L’amour, la gloire ou la poésie font survivre ou mourir ces personnages calibrés comme ceux des contes et finalement plus grands que leur vie. Comme la garnison au bout de nulle part, la prose de Zamiatine a établi ses quartiers aux frontières où se posent les questions essentielles.