L’Humanité, 18 février 2010, par Alain Nicolas
« Je veux que chacun de mes livres soit une étincelle »
La parution de deux romans écrits à vingt ans d’intervalle permet de mesurer le parcours de Vladimir Sorokine, un écrivain hors normes.
La parution simultanée du dernier [La Voie de Bro, Éditions de l’Olivier] et de l’un des premiers romans de Vladimir Sorokine est d’abord une aubaine pour ceux qui apprécient l’originalité, le sens récit et de l’atmosphère de auteur. C’est aussi l’occasion de considérer la trajectoire littéraire d’un auteur qui, tout en évoluant vers une forme plus épurée, reste non conformiste et dérangeant. […]
Écrit entre 1985 et 1989, Roman se présente […] comme un roman russe à la Tolstoï, où un fils de propriétaire terrien revient de ses études sur le domaine familial, avant que le récit ne bascule dans une horreur qui atteint la langue elle-même. Sorokine aiguise les contrastes, inscrit dans la forme du « roman », ce qui arrive à son personnage, et termine son récit sur une impressionnante apocalypse. Le Sorokine d’il y a vingt ans promettait, celui d’aujourd’hui tient.
Entretien
Après la parution de La Glace, qu’est-ce qui vous a poussé à rester dans cet univers avec La Voie de Bro ?
En écrivant La Glace, je pensais que ce serait le premier et dernier livre sur ce sujet. Une fois terminé, j’ai pensé que le thème n’était pas épuisé. Toutes mes tentatives pour l’oublier sont restées vaines. Et n’ont fait que renforcer ma conviction de réfléchir à ce sujet et de comprendre ce qu’il signifiait. Ce sentiment a été partagé par certains lecteurs dont l’opinion a pour moi de l’importance. J’ai donc écrit La Voie de Bro. Et là encore, j’ai compris qu’il fallait une trilogie pour en arriver an point final. On peut l’expliquer de diverses façons, mais le plus simple serait de dire que c’est une façon différente de raconter l’histoire du XXe siècle vue par des yeux qui ne sont pas tout à fait ceux d’un humain. La Glace, ce n’est qu’une partie du XXe siècle. Les deux autres romans permettent de le couvrir complètement. Tout commence en 1908, et se termine avec la fin des années 1990.
La première partie du livre se présente comme un roman de formation assez classique, et bascule ensuite dans un univers fantastique ou de science-fiction.
Pour moi en tant qu’auteur, et pour l’histoire de cette secte, la révolution russe a eu lieu au bon moment. Au XIXe siècle, Bro n’aurait pas pu trouver ses « frères » et former cette confrérie. Au XXe siècle, les deux guerres, les guerres civiles et les régimes de terreur ont créé les conditions idéales pour qu’elle se crée et prospère. Car c’est par sa nature même une secte totalitaire. Tout a commencé en 1908, par la chute d’une météorite. Il est donc normal que l’enfance du héros se passe dans les dernières années de la paix, qui représentent pour lui, au moins au début, une sorte de paradis perdu.
Le motif de la glace n’est pas très présent dans l’univers du symbolisme…
Je suis d’un pays nordique. Hier à Moscou, il faisait – 25 degrés ! Et en fait, il y a chez nous beaucoup de mythes liés à la glace. Cependant, l’histoire repose sur des hommes. La glace n’est qu’un catalyseur. Alors, pourquoi la glace ? Parce que c’est une matière étonnante, c’est de l’eau qui peut être dans trois états différents. Elle peut être extrêmement dure et, en quelques minutes, se transformer en gaz. La glace est très belle, c’est une matière unique. Chez Marquez, dans Cent Ans de solitude, un garçon espagnol voit pour la première fois de sa vie de la glace que lui montrent des Tziganes. Il pose la main dessus et l’impression est inoubliable. La version principale à propos de la météorite tombée dans la Toungouska en 1908 est que c’était une comète de glace qui avait explosé au-dessus de la Sibérie. Mais s’il faut parler de mon idée initiale, c’est d’abord le choc de la glace sur la poitrine pour réveiller le cour Je l’ai trouvée au Japon, en juillet, qui est le mois le plus chaud.
On éprouve pour les personnages de votre roman des sentiments très ambigus…
Il y a un paradoxe, car on sait qu’ils poursuivent des buts néfastes, mais on ne peut s’empêcher de les envier. Mais c’est le signe de toutes les sectes, qui divisent le monde entre les leurs et les autres. C’est une utopie paradoxale en ce sens que, malgré son anti-humanisme, elle est très attirante. Quand j’étais en train d’écrire, j’aimais ces personnages. De façon douloureuse, ils avancent vers leur rêve.
C’est une prise de position sur l’histoire ?
À l’évidence sur le totalitarisme. Plus profondément, c’est une réflexion sur l’histoire du XXesiècle, qui a donné un coup terrible à l’idée d’humanisme. Je pense à cette parole d’Adorno sur la possibilité décrire de la poésie après Auschwitz. On peut cil écrire, répondait Celan, mais pas comme avant. Je m’efforce d’écrire, au XXIe siècle, différemment. C’est pour ça que de nombreux critiques conservateurs russes disent que ce n’est pas de la littérature.
Cependant vous jouez avec les styles et les modèles de vos devanciers, les grands classiques russes…
Chaque roman doit être une surprise et comporter une surprise. Quand les critiques disent « Sorokine n’a pas trouvé son propre style », je considère que c’est une qualité. Je veux que chacun de mes livres soit une étincelle, une petite explosion, et c’est là que je trouve un plaisir d’écrire. Mais je respecte les écrivains qui, toute leur vie, écrivent le même livre, approfondissent le même sillon.
Est-ce pour cela que la dernière partie de Roman est si violente et provocatrice ?
Voilà une illustration de ma volonté de changer. Pour Roman, j’étais plus jeune, et cette idée correspondait à l’époque. Maintenant, après plus de vingt ans, je commence à comprendre ce dont il s’agit dans ce livre. C’est un livre sur la mort, et le crépuscule d’une civilisation, celle de l’ancienne Russie. Un écrivain se situe dans le temps. Chaque âge a sa propre énergie et crée des textes différents.
Comment réagissez-vous à la reconnaissance internationale ?
C’est très inattendu pour moi. Je me considérais comme peu intéressant pour les non-Russes. Évidemment je ne suis pas un réaliste, et ce côté fantastique peut se transposer. Je ne sais pas en quoi ce que j’écris peut être nécessaire aux gens.
On vous qualifiait d’« enfant terrible des lettres russes ». Comment vous situe-t-on aujourd’hui ?
Ça m’est très difficile d’en parler. En fait, je ne sais pas. J’ai mes lecteurs et ça me suffit.