Livres hebdo, 9 décembre 2005, par Jean-Maurice de Montremy

Zamiatine endiablé

Verdier présente deux récits inédits du « snob flegmatique ». D’un modernisme intact.

Pour Trotski, Evgueni Zamiatine (1884-1937) tenait, dans les lettres russes, le rôle du « snob flegmatique ». Compliment paradoxal, qui cachait une menace. Fils et petit-fils de prêtres, bolchevik au temps du tsar, dissident dès 1919, admirateur précoce de Nietzsche et de Picasso, l’écrivain – l’un des plus célèbres dans l’Union soviétique des années 1920 – était aussi ingénieur en construction navale, ce qui l’avait conduit à séjourner en Angleterre pour superviser un chantier de brise-glaces. Il y avait cultivé son élégance et ses dehors pince-sans-rire, mais son imagination ravageuse et sa maîtrise formelle étaient bien d’un Russe du jeune XXe siècle.
S’adressant à Staline en 1931 pour obtenir le droit de s’exiler à Paris, Zamiatine se plaignait d’être traité comme un « diable des lettres soviétiques ». Depuis sa dénonciation fantasque de l’utopie totalitaire dans Nous autres (1920, disponible dans « L’imaginaire », Gallimard), sa situation était fragile : une souris littéraire (une de plus) dont s’amusait la griffe du chat Joseph.
Comme le remarque Jean-Baptiste Godon en préface à sa brillante traduction d’Au diable vauvert et d’Alatyr, une grande partie de son œuvre cessa d’être diffusée. Il fallut attendre la fin de l’URSS pour que viennent des rééditions et de nouvelles traductions, sans que l’on dispose pour autant d’une édition intégrale.
Le court roman Au diable vauvert (1914) et la nouvelle Alatyr (1915) étaient eux-mêmes jusqu’à présent inédits en français.
Au diable vauvert, c’est-à-dire du côté de nulle part. Nous sommes vers 1900, dans une garnison russe sur les rives de l’Asie, à proximité de ceux que les soldats désignent unanimement comme des « Shanghai ». Le général, les capitaines et le lieutenant y attendent Godot à la façon de clochards en uniforme, paillards et/ou mystiques. Zamiatine y raconte l’arrivée d’un petit nouveau : Andreï Ivanytch, « front large et vaste comme la steppe », doté d’un petit nez, « une trompette typiquement russe ». Et c’est parti ! Entrent en scène une série d’officiers et d’ordonnances réduits à un ou deux détails, comme une mécanique de fragments pris dans un prodigieux scherzo. Untel est un « samovar rutilant », l’autre « une tête chauve comme une pastèque », un autre encore » un bouquet de poings velus », etc.
Cette danse nerveuse et burlesque, d’une impeccable précision, cache pourtant un meurtre d’âme. Andreï Ivanytch, le petit nouveau, doit devenir comme tout le monde, c’est-à-dire saoul, déçu, bafouant ses principes, réduit à un avenir borné. Et il le deviendra. Ce viol spirituel s’opère sous la houlette du général (un « batracien ») très occupé à cuisiner, faire des blagues graveleuses et suborner les épouses de ses officiers – lesquels ne sont pas en reste, les cocufiages réciproques semblant leur unique occupation. Cela se paye au prix de ceux qui veulent garder, comme Andreï Ivanytch – ou comme Zamiatine – un certain flegme, du style et même des sentiments profonds.
Ce morceau de virtuosité pourrait n’être qu’une farce. Il s’affirme pourtant d’une grande poésie, voire d’une extrême délicatesse (l’un des personnages féminins est bouleversant). Zamiatine, loin de toute méchanceté, y fait preuve d’une profonde compassion, jusque dans les passages les plus cruels ou les plus hilarants. Ce qui lui valut la censure et la relégation.
Le ton change avec Alatyr, plus proche du conte et de la fable. Le récit campe là encore une province russe imaginaire. Ici, le prince décide de mobiliser tout son petit monde pour l’apprentissage de l’espéranto, tandis qu’un poète en mal de théologie rêve de « l’intrinsèque féminité de Dieu »
Ces deux textes n’ont pas pris une ride. Derrière l’usage époustouflant de tous les registres et de toutes les possibilités du langage, on y découvre un Zamiatine songeur s’interrogeant sur la « divine désinvolture » avec laquelle semble avoir été créée l’humanité.