Prix Russophonie 2012, par Kirill Privalov
La Russie dans la tourmente
La lecture de Sorokine, quelle que soit la façon dont on l’aborde, n’est jamais superficielle ou simplement divertissante. C’est dû à la fois à sa langue, modelée avec une incroyable virtuosité sur celle de l’époque où l’auteur expédie ses héros, à sa façon d’écrire « à la manière » d’un classique russe (qu’il s’agisse de Pouchkine, de Tchekhov ou de Nabokov), auquel le narrateur inventif semble lancer un défi ainsi qu’à ses impressionnantes réminiscences que tout lecteur peut interpréter en fonction de son érudition et de sa propre culture…
Il n’y a pas à dire, Sorokine n’est certainement pas un auteur facile à traduire ! Malgré cela, bien que chacun de ses mots, chaque terme inventé par lui, rayonne de sens multiples, La Tourmente a trouvé en français son incarnation, et la littérature doit un grand merci à son traducteur.
Schématiquement tout semble clair, voire idyllique à première vue. Véritable Esculape de zemstvo, Garine, un médecin de campagne, prend la route malgré le temps exécrable pour aller soigner les habitants d’un village perdu, victimes d’une épidémie soudaine. À partir de là tout dégénère, à la russe l’hiver, la tourmente, l’absence de routes, le hurlement des loups, les lames brisées des traîneaux et les mésaventures qui s’ensuivent. Mais quelque chose n’est pas idéal, quelque chose ne correspond pas à ce que l’on attend, de la littérature russe classique (a fortiori à ce qu’en attend le lecteur occidental). D’ailleurs, comme le pense Sorokine, « l’idéal a des dimensions variables ».
Le roman La Tourmente qui a été sélectionné en 2010-2011 pour le prix Bolchaïa Kniga, me semble s’inscrire dans cette ligne que Sorokine a initiée avec Journée d’un Opritchik, et le Kremlin en Sucre, également traduits en français et que l’on pourrait définir comme « en avant vers l’arrière » ou « en arrière vers l’avenir » : l’auteur programme une voie alternative de développement de la Russie, vers un monde où trône le portrait de l’empereur et où des habitants farouchement orthodoxes sont englués dans le patriarcat. À première vue cela ressemble gentiment aux Récits de Belkine de Pouchkine ou à La Steppe de Tchekhov. Mais de curieuses bactéries boliviennes provoquent une épidémie dans un village perdu, les voyageurs découvrent dans les forêts et dans les champs de petites pyramides en cristal, pleines de drogue, des géants morts gisent sur le sol, de bizarres « vitaminovampires » habitent des tentes dont le feutre se génère de lui-même et des mini-chevaux ont la taille d’épagneuls.
L’auteur ne se jouerait-il pas de nous comme l’a fait avant lui le grand Nabokov qui avait un goût certain pour la mystification littéraire ? Tout semble pourtant s’inscrire parfaitement dans l’esprit du roman russe classique. On trouve aussi dans le livre des objets contemporains : une kalachnikov est accrochée aux bois d’un cerf et un meunier, grand comme le dé à coudre de sa femme, s’enivre néanmoins « à mort » au tord-boyaux maison.
Quelle est donc l’énigme de cette étrange tourmente kafkaïenne ? Est-ce le symbole de la désolation de l’État en Russie, où les routes qui vont nulle part incarnent le pays entier et son passé imprévisible ? Est-ce la description épique de la tragédie de l’intelligentsia russe, figurée ici par le docteur Platon Illitch Garine, qui s’efforce avec abnégation de remplir son devoir auprès du peuple, qui n’est jamais appréciée par ce même peuple et échoue dans toutes ses missions importantes et ses entreprises généreuses ? Ou bien le récit n’est-il rien d’autre qu’une farce habilement codée où l’auteur imbrique la réalité et le fantastique pour intriguer davantage le lecteur attentif ? L’homme contemporain, gavé d’information par la télévision, la radio et Internet, tombe inévitablement très vite dans le piège tendu par Sorokine qui déroule sans précipitation une polysémie d’une portée sans limites.
N’est-ce pas magnifique d’ailleurs ? Chevaleresque, Sorokine a beau affirmer qu’aujourd’hui dans notre Russie, un vulgaire marchand d’accessoires techniques ferait l’affaire comme leader spirituel, que l’écrivain d’envergure ne figure plus dans le Who’s who et ne représente même plus une catégorie dans la littérature russe, il est lui-même un écrivain d’envergure… Une seule chose m’irrite un peu dans La Tourmente, comme en son temps dans Journée d’un Opritchik. On ne sait pas trop pourquoi ce sont des Chinois qui jouent le rôle des « grands frères », sauveurs involontaires de Russes cruels et brouillons. Le docteur Garine, après la nuit passée en rase campagne dans la neige, est ramassé par des Chinois dont le train-traîneau, attelé à un cheval d’une hauteur de trois étages (!) passe par hasard à proximité. Mais les Asiates entreprenants ont trop tardé pour venir à la rescousse des descendants de Riourik et de Pierre le Grand. Le cocher russe est mort depuis longtemps, transformé en glace. Et, réfugiés sous une méchante couverture, serrés stupidement les uns contre les autres pour tenter de se réchauffer, ses petits chevaux « pas plus gros que des perdrix » sont sur le point de trépasser. Quant au docteur, il a semble-t-il les deux jambes gelées… En qui donc pourra croire désormais l’intellectuel russe, si ce n’est en la technique d’un chirurgien tombé du ciel ?… Démoniaque, Sorokine semble avoir misé sur cette interprétation des lecteurs russes, français, australiens, esquimaux, américains et pourquoi pas chinois ? Ou bien ne serait-ce pas, comme souvent dans ce livre, juste le contraire ?