Transfuge, mai 2012, par Sophie Pujas
Winterreise à Kiev
Dans Schubert à Kiev, le Russe Léonid Guirchovitch s’attaque à la collaboration pensant l’occupation nazie de Kiev. Un metteur en scène d’opéra fait chanter une pianiste sur ses origines juives. Un roman virtuose et foisonnant.
« Écrire, c’est rêver un crayon à la main », affirme le Russe Léonid Guirchovitch. Chez ce romancier, par ailleurs premier violon de l’Opéra de Hanovre, la fiction est toujours une utopie, un pas de côté souvent insensible aux lisières du réel. Apologie de la fuite (2004), prenait ainsi place à Fijma, région imaginaire des confins de la Sibérie, peuplée de Juifs soviétiques relégués là en 1953, comme l’aurait un temps imaginé Staline… Têtes interverties (2007) imaginaient le parcours d’un compositeur nazi à grands renforts d’historiographie réinventée. À première vue, Schubert à Kiev prend les allures d’un roman historique plus classique, centré sur l’occupation de Kiev par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. « Le thème de la collaboration reste tabou, si ce n’est pour montrer au contraire, la survie au jour le jour, un peu à la façon de Paris dans Le Dernier Métro : « C’est un film dont j’aime l’atmosphère. Mais chez Truffaut, les personnages semblent connaître l’issue, ils savent qu’il suffit de tenir ; moi, je voulais montrer des êtres plongés dans une incertitude totale. » Dans ce contexte fragile, les passions s’exacerbent et Guirchovitch imagine un triangle amoureux teinté de perversité, dans le milieu de l’Opéra. Un metteur en scène décide de faire chanter l’un des pianistes de la troupe, mère d’une beauté de dix-huit ans : ayant découvert la dangereuse identité du père de la jeune fille, il espère les contraindre à une liaison à trois. « Dans chacun de nous, il y a plusieurs lecteurs, en quête à la fois d’une histoire captivante et d’une plus grande exigence intellectuelle, et je voulais tous les satisfaire », explique l’écrivain.
L’ombre de la Shoah
En fait, c’est toute la ville qui est un décor de théâtre tragique, au-delà de la scène de l’Opéra. D’abord parce que le roman prend place après l’assassinat de plus de 33 000 membres de la communauté juive de Kiev, qui représentait avant 1941 au moins un tiers de la population. Une atrocité qui étend son ombre sur le roman sans qu’elle ne soit nommée, comme un trou noir au cœur du langage. « Le visage de la ville n’est plus le même, et pourtant, les survivants font comme si de rien n’était… » En fait, c’est le naufrage de toute une culture qu’il observe au prisme de la musique. Kiev elle-même, telle que la réinvente Guirchovitch, est une ville en partie imaginaire. « Pensez à Proust et à sa rêverie sur les noms des lieux : la topographie et l’image des villes sont en grande partie façonnées par la littérature. Pour un Européen cultivé, les noms sont chargés de sens et Kiev convoque déjà tout un monde. » Deux auteurs natifs d’Ukraine l’ont ainsi guidé : Mikhaïl Boulgakov et sa Garde blanche et Vladimir Jabotinsky, romancier emblématique de la ville d’Odessa. « Ce ne sont pas les auteurs qui me sont le plus proche, ni que je placerais au sommet de mon Panthéon personnel, mais la vision latérale compte à mes yeux davantage que la vision centrale : ce qu’on regarde trop en face, ce qu’on admire trop, peut constituer une impasse », justifie-t-il. Guirchovitch s’autorise d’ailleurs quelques jeux géographiques discrets : « Un personnage en train de fuir se retrouve soudain dans une rue de Saint-Pétersbourg – un peu comme dans un film fantastique où le héros se retrouverait projeté dans une autre époque. » De même fait-il résonner la quatorzième symphonie de Chostakovitch, qui n’a pas encore été écrite au moment où se déploie le roman… Pour ce natif de Saint-Pétersbourg, qui a vécu en Israël avant de choisir l’Allemagne, l’exil est aussi une expérience créatrice : « L’émigré vit au sens propre dans une utopie, un lieu qui n’existe pas. À écrire dans une langue que je n’entends pas dans la rue, j’ai parfois l’impression que c’est une langue morte, mais glorieuse, à la façon du latin… » Son prochain livre ? Une authentique dystopie : un monde où l’égalité totale aurait été décrétée, au point d’abolir les différences entre les sexes. Inquiétant et prometteur.