Libération, 21 décembre 1984, par Alain Garric
Une génération de Mao à Moïse
À Strasbourg, depuis un an, un homme étudie dans une école talmudique. Un philosophe de 39 ans, Benny Lévy, alias Pierre Victor. Ancien dirigeant d’un groupe gauchiste du début des années soixante-dix, la Gauche prolétarienne, il a opéré un « tournement » qui l’a amené de Mao à Moïse. Parcours symbolique de quelques-uns de cette génération, partie du Petit Livre rouge et aujourd’hui étrangement respectueuse des mitzvoth.
C’était le temps des rues et des usines, des réunions ouvrières et des manifs. Chevelure noire, mal rasé, vêtu de rêche, de tirebouchonné, plutôt que de l’uniforme de militant, le « Number one » mythique des maos se glissait, pour les sentir de près, dans les marches massives. La base ignorait jusqu’à son existence. Et deviner, par-delà les Geismar, Le Dantec ou Le Bris, un obscur chef théorique, précédait une initiation spiralée dont seuls les « cadres » atteignaient le centre, découvraient le visage étique d’un clandestin au nom d’emprunt, Pierre Victor. La légende, déjà, le veut ainsi. Une seconde fable, celle-là conjuguée au futur, provient d’une nouvelle ignorance de ses anciens copains : où le mènera la recherche, tout aussi radicale que la première, dans laquelle ils le savent engagé ? Tous les matins et après-midi et soirées, à Strasbourg, l’ancien cerveau de l’ex-Gauche prolétarienne interroge, à l’intérieur d’une yeshiva ou chez un compagnon d’études, ce qu’il a découvert de « pensée fondamentale » dans les lettres carrées du Talmud.
Un « océan de génie intellectuel » sur lequel certains maos d’autrefois l’accompagnent, de loin. Simple cabotinage pour la plupart qui ont jugé trop onéreuse la traversée. D’autres ricanent : de Mao à Moïse ! Ils ont troqué Pékin contre Jérusalem ! Ceux qui rêvaient de « casser en deux l’histoire du monde » se penchent sur le noyau hermétique de la Thora ! Sous la caricature, deux tapis de braises rouges : le judaïsme et cette passion effondrée, le gauchisme. Avec le mot de « juif » et le nom de « Sartre » qui, dans une circonstance, firent entendre le bruit d’une allumette frottée sur un grattoir. On se souvient du début d’incertitude provoqué, au printemps 80, par les entreprises du Nouvel Observateur où le vieux philosophe (pas si vieux que ça) répondait à l’implacable déférence de son interlocuteur privilégié, Pierre Victor, plus authentiquement réapparu en Benny Lévy. Voilà qui il était devenu, le « fou de morale », celui qui subjuguait les dirigeants gauchos par la lame de ses analyses et l’agilité de ses synthèses. Par les inflexions de sa voix, que quelques-uns ont conservée. Elle retournait les salles dans un « discours parfait, un peu écrasant d’intelligence tandis que, assis en tailleur, il accompagnait sa parole de mouvements d’affirmation, le pouce réuni à l’index. Dépourvu du changement de rythme de la passion, non pas qu’il n’en eût pas. Incapable, jamais, de faire rire quelqu’un, il était d’une gaîté très enfantine, avec un côté bon public pour les choses comiques » (souvenirs recueillis). Quoi encore ? Haï, aimé : charismatique. Le chef. Comment s’était-il retrouvé là ?
Son frère, Tony, raconte l’enfance : « Les mêmes faits, est-ce les mêmes pour lui et pour moi ? Nous étions d’une famille juive égyptienne du Caire. Des commerçants. Il faut remonter à six générations pour trouver un rabbin, exilé. Espace juif, il n’est pas religieux. Chez nos grands-parents, le rite juif est observé, sans plus. Pas d’éducation religieuse. Dominait la vocation révolutionnaire de la génération de nos oncles, jeunes intellectuels juifs à l’époque de Curiel (Gilles Perrault l’évoque). Certains furent emprisonnés. Études, pour nous, au lycée français – Français que nous parlions avec nos parents. Langue maternelle et langue de culture, ô combien !
« En 56, après Suez, les membres français de la famille sont expulsés. Dans les pièces vides, Benny et moi jouions au tennis. Puis, le samedi 8 mars 57 au soir, tous les deux, frustrés et angoissés, nous débarquons à l’aéroport de Bruxelles. Le dimanche, c’était le Carnaval. Une ambiance encore plus flamande que nature. Dans les rues se vendaient des « pistolets », petits pains à la viande crue. Benny a pleuré toute la nuit. Et ce fut le lycée français de Bruxelles. À la fin de la classe de première, j’arrive à Paris pour entrer en mathélem. Benny commença sa philo là-bas et ne vint que trois ans plus tard. Il m’écrivait : « C’est comment ? C’est dur ? » Nous étions réfugiés dits de l’ONU, avec bourse. Apatrides : la moindre arrestation aurait été un problème. Je suis devenu français le 1er mai 68 et j’ai étrenné ma francité ce jour-là dans une bagarre avec la CGT. Benny, vous le savez, sera naturalisé grâce à Sartre. »
Maurice Clavel disait de Pierre (Victor) : « Un homme de nulle part et, peut-être à ce titre, sartrien redoutable. » Lors du débat d’avril 1980 qui l’opposa à Raymond Aron ; Pierre Victor, redevenu Benny Lévy, lui rappela l’idée d’« étrangeté radicale » : « Rappelez-vous que l’être de la conscience, il l’a défini comme « diasporique ». » Les premières années parisiennes de Benny, la domination grandissante qu’il prend rue d’Ulm, à l’UEC, à l’UJCML, sur les ruines de laquelle il construira la G.P. à l’automne 68, appartiennent à l’histoire (sus-non dite) du gauchisme. Il rencontre Sartre pour lui demander de prendre la direction de la Cause du peuple. Récit dans Situations X : « Quand je l’ai connu, en 1970, il était assez éloigné de mes idées : il venait d’un autre horizon intellectuel, le marxisme-léninisme althussérien, qui l’avait formé. Il avait lu certains de mes ouvrages philosophiques mais il ne les acceptait pas du tout totalement. J’ai eu la chance d’avoir affaire avec lui à une pensée qui était solide, qui se tenait, et qui s’opposait à la mienne sans la rejeter en bloc. C’est la condition pour avoir un rapport vrai entre deux intellectuels, un rapport qui leur permet d’avancer mutuellement… Il est certain que l’histoire de mes rapports avec l’ex-Gauche prolétarienne est surtout l’histoire de mes rapports avec un homme, Pierre, qui était chef de la G.P. et qui exerçait sur le groupe une autorité considérable. » Et sur le sommet de la pyramide, Sartre imprimait son vieux rêve de « chef de bande ».
Simone de Beauvoir raconte (La Cérémonie des adieux) que Sartre, « de loin en loin, allait dîner dans ce que Victor appelait sa « communauté », c’est-à-dire une maison de banlieue que Victor et sa femme partageaient avec un couple ami. Sartre se plaisait à ces soirées. Je n’aurais pas voulu y participer, mais je regrettais qu’une partie de la vie de Sartre me fût désormais fermée. » Évelyne Cohen a vécu ces moment de petit « phalanstère ». Étudiante en 68 (russe et chinois), elle entre chez les maos après le 27 mai 70, au Secours rouge, passé la phase radicale. Elle était « petit chef » selon la terminologie de l’époque. Chargée des questions de logements, des militants du XIVe et des rapports avec les immigrés. Parents juifs, juifs du Kippour, père maquisard. « Ce n’est pas nous qui l’étions. En fait, on ne se définissait pas par rapport à la Palestine mais par rapport aux Arabes d’ici. Contre tout racisme, par le fait juif. »
Un an après la dissolution (les maos avaient mis la clef de la Révolution sous le paillasson en automne 73), en 74, Benny et Léo (sa femme), Denis Clodic (« âme-sœur de Benny ») et son amie Françoise Gérard, Évelyne Cohen et son mari Bernard (non juif), s’installèrent d’abord à Eaubonne (il y avait un jardin) puis à Groslay. Sartre patronnait. « Nous avions une activité de « gastrosophie » importante avec des mises au point sur nos trajectoires. Débats sur la Révolution. Il faillait voir comment il « poussait le vieux dans ses retranchements ». Quand je pense à l’image du « vieillard sénile » ! Sartre était extraordinairement présent à Benny, j’en suis témoin. En même temps pour la première fois, on arrivait à s’intéresser à l’hyper-quotidien. Cela a aidé Benny. Le philosophe planant est redescendu. C’était un des rares capables de s’occuper des petites choses de la vie. » Tout en lisant les dialogues de Platon, puisque Benny s’était remis à lire. Selon Évelyne Cohen, cela se retrouve dans Le Nom de l’homme, le livre de Benny : « Celui qui parle à travers le dialogue. » Sur le chemin de Strasbourg, elle fit un bout de route avec lui : « Cercle socratique et séminaire de Jean Zacklad. À visiter dans un instant. »
Tandis que, et alors on sort du sentier privatif de la chronique, Benny Lévy organise le passage de son exigence (ce qu’il appellera tout à l’heure son « tournement ») dans un autre paysage philosophique, tous les anciens copains, ou pas copains, maos tentent de surmonter l’accablement qui succéda à la sortie du politique. Surtout ceux que leurs origines juives avaient amenés à la lutte. Et ils étaient nombreux à jouer un rôle prépondérant dans l’extrême-gauche et les mouvements contestataires. Un Israélien, Yair Auron, docteur en philosophie, achève l’étude de leur engagement. Leur rapport au génocide, à la création de l’État d’Israël, au conflit israélo-arabe, événements qui ont transformé le « révolutionnarisme juif sans tarir l’énergie messianique ». Le côté déraciné, émigré, d’Europe centrale ou orientale a aussi beaucoup joué. Mais, dans le militantisme, le côté personnel resta caché. Ils ne parlèrent pas de choses qui étaient pour eux essentielles. Deux enfants de rescapés n’en parlaient jamais entre eux. La souffrance, mais guère de tradition en dehors du folklore, de la nourriture. Le manque de connaissance sera ressenti au fur et à mesure et, dans l’effritement de l’extrême-gauche, des groupes commencent à se réunir (Traces, Combat pour la diaspora). Mais il n’y avait pas en jeu que le débat universalisme/particularisme. Ils n’étaient pas seuls à chercher des solutions. Pour tous, se posait la question du « nous ».
« Faut-il rompre avec ce nous fatidique, un peu totalitaire, qui a été le propre des groupes en fusion ? », se demande Catherine von Bülow (ancienne militante mao de la Goutte d’Or, reconvertie dans l’édition et la philosophie allemande). Il a fallu chercher son regard inconnu, mais il se révéla juste qu’on le lui prêtât, dans un café proche de Jussieu. Le jour du séminaire de Benny (cette année, Philon). Il vient tous les lundis. Un regard clair, fort et, quelle est la phrase de Lévinas sur le regard ? « Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. » Ce « nous », qui était-ce désormais ? « Des personnalités d’une puissance peu ordinaire, avec, dès le départ, une culture propre. Très constituées. Cela leur a permis de ne pas se noyer dans le neutre de tout discours idéologique. Et s’il y a eu le Cercle socratique, ce fut à cause de ça. » Quoi de ce Cercle, alors ? Il faut, avec Benny Lévy, remonter à l’auto-dissolution de l’ex-G.P.
« Je ne crois pas du tout que ce soit pour des raisons de crise intérieure que l’on a mis fin à la G.P. On avait l’intuition, pas très articulable au départ, d’être arrivé au bout. On savait ce que dissolution voulait dire puisque ce n’était pas la première fois qu’on dissolvait un mouvement. On avait une espèce de maturité qui fit que, à partir du donné, le plus important étant à ce moment-là Lip et la nature des mouvements sociaux qui se faisaient jour, le groupe qui était la G.P. n’avait plus tellement de raison d’être. » (Une année délicate pendant laquelle les membres de la direction s’emploient à écarter les dangers de cristallisation de petits groupes à tendance militaire.) « La vraie question qui s’est posée à moi était : comment tout cela était possible ? Comment pouvait-il se faire que, partis avec une certaine idée de la Révolution, l’on ait pressenti que l’on pouvait déboucher dans des directions égarées et égarantes… Où se passait ce mécanisme de la perversion d’une idée révolutionnaire ? » (Pour répondre à cela, une première formule appelée le Cercle socratique.) « Il s’agissait d’affirmer que l’on ne voulait plus donner un bilan de notre action en termes politiques, que c’était à partir d’une distance philosophique que nous parlerions de notre passé. Pourquoi Socrate ? Parce que, bien évidemment, la référence philosophique ne pouvait être, en tout cas pour moi qui ai proposé cette idée, que en ce point de l’histoire de la philosophie où un rapport unique entre la pensée et l’existence s’est noué. La référence socratique avait pour fonction d’obliger ceux qui se rassemblait là à donner une gravité existentielle à leurs propos et, dit d’une manière polémique, c’était donc prendre ses distances par rapport à ce qui se passait autour de nous. Il y avait beaucoup trop de légèreté dans la manière de parler de notre expérience, de notre génération perdue, une manière littéraire au sens le plus mauvais du terme. »
Cependant, Catherine von Bülow retrace les traits de l’histoire passionnelle qui fut celle des maos, les tentatives de retrouvailles ou de rejets violents qui s’ensuivirent. « Au sein même du Cercle, les personnalités s’affirmèrent et, plus elles s’affirmèrent, dans des carrières, par des écrits, plus le Cercle devenait un lieu impossible. Comme s’il y avait un paradoxe entre l’envie encore très forte de maintenir un lieu commun pour ne pas devenir un intellectuel, égocentrique par excellence, et la prise de conscience, assez violente d’ailleurs, que le lieu commun ne fonctionnait pas. Comme si le lieu commun ne pouvait fonctionner qu’à partir d’une idéologie commune, chose qu’il rejetait. » Benny Lévy se sent tenu de ne pas rompre le lien, sans abandonner sa liberté de pensée. Après six ou sept séances, ici et là, en province et à Paris, le Cercle ne lui semble plus un lieu adéquat. Allant vers les textes de la tradition rabbinique, il rend compte de ce « tournement » dans sa recherche, lors des dernières réunions, et propose un nouveau séminaire, celui de Jean Zacklad, un professeur de philosophie versé dans la Kabbale. À Paris (pour le dire), il se tient rue Dieu. Deux ans plus tard, il est suspendu. Le relais est pris par le rabbin Eliahou Abitbol, qui vient de Strasbourg donner des cours de Talmud.
C’est l’année 1983. Benny Lévy compose son livre et prépare son départ en Alsace. Mais dès le début de son « tournement », un soupçon, dirigé non pas contre celui qui aurait été accusé de vouloir rester le chef, plutôt envers la matière même de l’étude, s’est peut-être glissé entre lui et pas mal d’ex-copains maos. Et, radical, il se retrouve quasiment seul, comme délégué par de plus tièdes. Il lui était arrivé d’aimer cette phrase de Kafka : « Je suis mandaté, mais je ne sais pas par qui. »
« Jusqu’à Strasbourg, avait prédit quelqu’un, vous ne verrez que des papillons attirés par la lumière noire du Talmud. » Un appartement chaleureux, à mi-chemin du centre de la ville, toujours festive pour qui l’a connue par les dessins d’Hansi et le Palais de l’Europe, vers où se trouve layeshiva (l’école). Une bibliothèque dont la répartition des étagères entre le poche et le hors d’atteinte constitue le « drame » d’un désir et le mouchard d’un parcours. À dire vrai, la bibliothèque de la G.P. et du dialogue avec Sartre. Plus, sur le bureau, une table de ferme, un dictionnaire d’hébreu. « Je ne me suis pas tourné vers les textes juifs, dit Benny, parce que j’avais des besoins d’identité. Si j’avais des besoins d’identité à quinze ans, je n’en avais pas à trente-cinq ans. Je me suis tourné vers ces textes pour des raisons de pensée. Et même, ce qui rend la chose encore plus aiguë, pointue, ce sont des raisons philosophiques qui m’ont amené aux textes juifs. Pour cela, un nom domine ce tournement, cette articulation, celui d’Emmanuel Lévinas. » Oui, mais comment cela se passe à partir du Pierre Victor secrétaire-partenaire de Sartre ?
« Avec Sartre, on faisait, à notre manière, le point de la dissolution du gauchisme… Sartre ne pouvait pas ignorer, et il n’ignora pas, que cela avait un certain rapport avec sa théorie des groupes en fusion, qu’il expose dans La Critique. Il avait donc son propre intérêt à faire le point… Pendant un moment, le livre que l’on devait faire ensemble s’intitulait Pouvoir et Liberté, ce qui dit assez bien l’intérêt idéologique qui se jouait pour lui là-dedans. » Les discussions avec les anciens de la G.P. et d’autres, de Lip (Jean Raguenès), alternent avec ce dialogue plus méthodiquement philosophique.
« On a mis plus de deux ans à commenter les bouquins qu’on lisait sur la Révolution, pour laquelle nous avions une passion commune. Puis, on a étudié des textes sur les hérésies et on est remonté d’ailleurs au phénomène religieux de cette manière-là… On est revenu alors sur des questions de teneur philosophique, par exemple cette question de l’être-pour-autrui qui a été sa croix, sa butée, le point sur lequel sans cesse il est revenu dans ses mouvements de pensée… Au moment où le dialogue s’infléchit de manière décisive sur cette question, le Cercle socratique, qui était déjà une distance philosophique, est en train de se convertir en partie en séminaire hébraïque. Vous pouvez sentir comment, à travers les langages, et il y en avait plusieurs,… je frottais les problèmes philosophiques des années soixante. Comme si j’avais plusieurs palettes, plusieurs croquis faits et où j’essayais de trouver la figure juste. Vous comprendrez par là mieux pourquoi Lévinas a eu à ce moment-là ce rôle décisif puisqu’il avait au départ un langage qui procédait, j’allais dire d’une même matrice que celui de Sartre, tous deux nourris de phénoménologie et de références communes à Husserl et à Heidegger, tous deux ayant creusé ce point névralgique du rapport à autrui. » C’est donc le virage ; Benny, sur le même problème, est appelé par les « résonances hébraïques » de l’écriture de Lévinas. Il suit un enseignement, en tient le récit à Sartre. Cet autre langage intervient et « les enjeux deviennent très forts ». Et Benny est sûr que Sartre découvre « qu’il y a de la pensée là où il mettait de la religion ». De la pensée fondamentale. Et cela n’alla pas tout seul ni pour l’un ni pour l’autre.
On sait la suite, le scandale. Avec son livre, l’héritier d’un travail commun a voulu restaurer, par l’intérieur, « toute la dignité du dialogue ». Plus tard, les matériaux, les bandes pourront répondre aux besoins de la recherche.
C’est le provoquer un peu que de lui soumettre l’impression d’une pensée du « c’est-moi-qui-souligne », de phrases complétées parce que laissées inachevées. Et voici l’intelligence qui retournait les salles : « Je crois qu’il ne faut pas le formuler comme ça. Grâce à lui, je suis renvoyé à mon propre indisable, du moins à proximité de cet indisable. Non seulement il m’a rendu français, mais il m’a aussi, au départ, rendu juif… Je me souviens qu’il me renvoyait, à une époque où j’étais encore marqué par la vie politique clandestine, où je ne faisais pas référence à ma propre subjectivité, à mon histoire propre, c’est lui qui me renvoyait à cela. Donc, incontestablement, là, il a eu une autorité sur moi. Et même plus profondément, quand le dialogue a pris une forme plus intérieure, sa manière de se rapprocher de l’indisable, donc dans son cas sa manière de revenir sans cesse sur cette énigme de la contingence, ça me ramenait moi dans la proximité de ce que je n’appellerai plus d’un mot à lui, l’indisable, mais d’un mot plus proche justement du paysage qui se découvrait à moi, du savoir obscur qui habite le juif. Dès lors, quand, grâce à la découverte d’un chemin vers ces textes, c’est-à-dire d’un savoir déployé, explicité, lorsque je peux articuler, élucider, sortir vers la lumière ce savoir obscur, qu’est-ce que je fais ? Je complète des phrases inachevées de Sartre ? Ce serait impudique de dire cela. »
Benny Lévy a un fils, qui étudie avec lui, et deux petites filles qui renversent sur le tapis une assiette de grains soufflés. Elles posent des questions pertinentes : « Comment tu l’appelleras, ta femme ? Papa, il l’appelle Léo et maman l’appelle Popeye, mais il faut pas que je le dise. » Que cette trahison envers une petite fille se rachète en accédant au désir de silence d’un autre ex-mao, Michel Grandjean. Le blessé de Malville vient étudier à la yeshiva de Strasbourg, d’ailleurs la plus rationaliste, (mais l’étude n’est-elle pas « la plus haute forme du culte » ?), lorsqu’il ne donne pas ses cours de sociologie à l’Université de Lyon II.
Dans son livre [Le Nom de l’homme], Benny valorise la cérémonie de la naissance. Jean Schiavo (ancien cadre de la G.P. en Lorraine du Nord, aujourd’hui cadre dans un organisme de création d’entreprise à Montpellier) a sans doute compris les raisons de cette célébration. Comme de nombreux autres ex-militants. Il a deux enfants : Sophie, 10 ans, Olivier, 12 ans. Par soustraction, on rejoint les années de dissolution. Et le passage malaisé « de la production d’effets tangibles à la citoyenneté de masse ». L’ambition d’effectuer un tour de France des ex-maos passés par les cercles et les séminaires pourrait s’appuyer sur mille attitudes et préoccupations d’une eau semblable, si ce tour de France n’était aussi celui des individualités et des intelligences, lesquelles déploient mille récits et réflexions incompressibles.
Mieux vaut en faire l’économie que le massacre. Sauf à signaler, à tout le moins, qu’une ancienne bergerie des Corbières (occupée à l’époque des luttes viticoles), appelée « Verdier », est devenue une maison d’édition sur laquelle le groupe se focalise maintenant. Il est gros lecteur de ses publications : des textes hébraïques, souvent ; Arlette Elkaïm, la fille adoptive de Sartre, leur a confié sa traduction des Aggadoth. Et Benny Lévy, son Nom de l’homme. Charles Mopsik, le traducteur du Zohar (il a commencé à 18 ans, en 1974 : deux tomes parus, quatre autres à venir) y dirige une collection. Dans une chambre d’enfant, à Paris, il établit un petit dictionnaire des termes à connaître.
Près de la porte de Versailles, dans un grand appartement de livres, Emmanuel Lévinas montre les volumes de son Talmud. Affable, il initie le visiteur goy à la complexité des pages, raconte son enfance en Lituanie, bercée par les légendes et les contes de fées des textes hébraïques. Arrivé en France dans les années vingt, il se lie avec Blanchot à Strasbourg. Et, après-guerre, étudie le Talmud avec M. Chouchani. Il s’intéressa aux textes aggadiques, apologues, récits, amplifications… « cocasses de prime abord, et par là suggestifs ». Des textes talmudiques, il souligne « la concrétude extrême qui, en ce qui concerne la loi, la préserve de l’idéologie ». Il vient de recevoir le livre de Benny, dont le thème éthique lui plaît. « Le détail a un air confidentiel : clins d’œil entre personnes qui s’entendent. »
Dialogues de l’intériorité et travail de traduction : n’est-il pas là, le philosophique ? À l’Institut ismaélien, rue Jacob, Christian Jambet (encore un ex-G.P.) travaille sur son domaine : le chiisme ismaélien. Il fut conduit à la philosophie islamique (de langue arabe et persane) par intérêt pour le platonisme et par Henri Corbin, dont il fut l’élève. Dans son paysage, il affirme l’urgence des traductions, des résurrections qui permettraient de « briser un certain type d’histoire de la philosophie ou de l’histoire religieuse qui méconnaît volontairement des schèmes métaphysiques étrangers à l’image que l’on se fait de la raison depuis le XVIIIe siècle. » En parallèle, Guy Lardreau (un ex-G.P. toujours) explore le territoire chrétien syriaque. Comme si montait un nouvel esprit de Tolède, qui était réapparu au XIXe siècle. Ensemble, ils travaillent sur une problématique : l’ange barbare. Des figures comparables dans les trois religions du livre : une communauté, même avec des différences que l’on ne peut gommer. « J’ai aimé que son livre soit difficile », dit Christian Jambet à propos de Benny, « que le judaïsme ne se pénètre pas comme ça ». Il se souvient des années gauches où « la religion, pour certains d’entre nous, avait une fonction de détermination en dernière instance ».
À Strasbourg, à l’intérieur de son « existence tramée par l’étude », Benny Lévy n’oublie pas ses réflexions de départ, sa préoccupation politique initiale (il avait d’ailleurs commencé un ouvrage sur le gauchisme, le Traité du passeur). Tout à la fin du Nom de l’homme, il insère, et encore à peine, mais il les voulait là, quelques phrases sur le désir d’égalité. « J’ai tenu à le faire de la manière la plus discrète, concise, silencieuse… J’ai tenu à marquer que j’ai une réponse maintenant à la question que je me posais au début de la dissolution, au début de cette courbe que je vous ai décrite… C’est assez provocateur à l’égard de l’air du temps, ce que je vais dire… Je me suis demandé, au tout début, alors que je sentais toute la force vraie, authentique du désir d’égalité : pourquoi donc la perversion ? Au bout de ces années de réflexion, ma réponse est un peu différente de ce qui semble être le cas de pas mal d’anciens copains. Je ne dis pas merde au désir d’égalité. Je vous avoue que j’ai une sympathie très limitée à l’égard de la diarrhée libérale d’aujourd’hui, mais vraiment très, c’est un euphémisme. C’est le mode même de ne pas penser… Alors, au lieu de dire : le désir d’égalité amène aux pires perversions, totalitaires, etc., donc c’est le désir d’égalité qui est pourri… ce que je dirais maintenant, c’est que ce désir d’égalité ne peut pas s’articuler dans une vision politique du monde. Il ne faut demander aux pouvoirs que ce qu’ils peuvent donner de mieux, la modération… Si on peut ne pas demander aux pouvoirs d’assurer l’exaucement de ce désir, alors c’est bien, mais il faut le pouvoir. On ne le peut que si ce désir d’égalité trouve son mode d’effectuation ailleurs que dans une vision politique de l’existence… À partir du moment où je vois qu’il est articulable dans le monde de l’éthique, j’ai une position à partir de laquelle je peux me méfier des pouvoirs. Sinon, vous aurez beau dire que vous n’aimez pas les pouvoirs, que vous vous méfiez, que derrière il y a le goulag : vous êtes dedans… Si vraiment les copains veulent se sortir de la vision politique du monde, il faut surmonter le piège… Quand on sort, il faut aller quelque part, on ne peut pas sortir en disant : je sors, en écrivant des livres pour dire qu’il faut sortir. Il faut être quelque part à partir de quoi on puisse dire : ça, c’est de la politique. » Il s’était agi autrefois, avec la même exigence, d’être de nulle part.