Le Figaro, 18 décembre 2013, par Christine Mestre
Le voyage et la révélation
En littérature, le voyage est toujours une quête ; celle-là est essentielle, vitale, fondatrice. Dès la toute première ligne le ton est donné : « Je me trouve à l’extrémité de l’Europe. Ici on voit, à nu dans chaque falaise, l’os jaune de la pierre et une terre ocre ou flamboyante, semblable à de la chair ». On sait déjà, que l’auteur va nous entraîner dans des limites géographiques, géologiques et humaines, dans une nature d’une beauté hallucinante et son pendant, la cruauté humaine, ensemble mélangées.
Le narrateur de La Limite de l’oubli a passé son enfance sous la coupe protectrice de l’Autre Grand-Père, un étranger peu à peu devenu un proche de ses parents. L’homme s’est immiscé dans leur vie, a pris en quelque sorte possession du gamin. Il a assis une autorité évidente, glacée : « Je sentais qu’à l’intérieur il était mort, séparé du monde des vivants. Il n’était ni un fantôme ni un esprit, plutôt un défunt, incarné, solide », dit le narrateur. Pourtant, c’est à cet homme qu’il ne pourra jamais aimer qu’il doit sa naissance et plus tard la vie : l’Autre Grand-Père donne son sang de vieillard pour lui permettre de vivre et succombe. Reste le sentiment diffus de l’horreur de ce sang qui coule en lui dont le narrateur évoque « l’impureté absolue ». Déjà enfant, il prenait contre l’Autre Grand-Père « le parti des mauvaises herbes contre les fraises… ces fruits semblables à des cœurs charnus… », refusant d’être « un maillon dans la chaîne des dévorations » qu’il pressentait.
Quelques indices lancent le narrateur sur les traces de l’Autre Grand-Père. L’homme a été marié, il a eu un fils. Ancien directeur de camp zélé, seul coupable de la mort tragique de son fils et de sa femme, par un esprit de vengeance totalement arbitraire, il fit emmener vers une île inconnue une barge de détenus disparus à jamais. Commence pour le narrateur un voyage halluciné, toujours plus au nord à la recherche de l’île. En chemin il croise des créatures fantomatiques, des êtres oubliés par l’Histoire, rescapés des camps désormais prisonniers de la toundra. Enfin le narrateur atteint l’île et le souterrain glacé où ont péri les disparus, sans sépulture. Ce n’est qu’au bout de cette longue quête, aux limites de l’expérience du corps et de l’esprit humain, alors que sa chaleur vivante est venue réchauffer les corps morts oubliés que le narrateur est délivré de l’emprise de l’Autre Grand-Père et qu’il peut entrer en écriture.