Les Inrockuptibles, 26 mars 2003, par Bernard Comment
Le mystère de la chambre claire
Jean-Claude Milner relit Barthes à l’aune de la philosophie, histoire de lui redonner toute sa portée intellectuelle. Indispensable. Pour être bref, l’essai que Jean-Claude Milner consacre à Roland Barthes n’en est pas moins une contribution majeure, peut-être la plus décisive à ce jour, à la lecture d’une œuvre qu’il inscrit dans le vaste paysage d’un demi-siècle de pensée et de philosophie, et telle remarque presque conclusive à propos de La Chambre claire pourrait aussi bien s’y appliquer : « On mesure à quel point Barthes s’est voulu Ulysse. Au cours de son nostos, il ne revient pas seulement aux lieux de l’enfance ; il revient sur son propre siècle. Dialectique, Nausée, Œdipe, Nature, Histoire, Code, Structure, Occident, Orient, ces figures titanesques passaient et repassaient dans la Caverne du vingtième siècle. »
L’allusion à Platon pose un enjeu essentiel, à savoir comment Roland Barthes a cru pouvoir habiter la Caverne (là où Sartre n’avait de cesse de vouloir en sortir, pour fuir la Nausée), et même une Caverne où régnerait « la lumière la plus vive et la plus absolument endogène ».
En bon linguiste, Jean-Claude Milner s’arrête sur les procédures langagières qui permettent à Barthes d’habiter la Caverne et de l’illuminer. Il y a le recours à la majuscule, véritable marque de fabrique, mais aussi l’utilisation de l’article défini singulier (le Signe, la Délicatesse), et surtout, figure ou opération décisive : l’énallage, ou translation, c’est-à-dire la façon de faire dériver un adjectif vers le substantif (le mou, le nappé, et bientôt, avec une majuscule, le Neutre).
Cela ouvre à la possibilité d’une science de l’idéologie. Car Barthes, dès ses premiers textes, s’attaque au langage dans sa reproductibilité réifiée (le slogan, le stéréotype social, la doxa parlée), et c’est précisément face à cette communication de masse cherchant toujours à se fonder en nature qu’il recourra à l’Idée pour parvenir à qualifier les objets sociaux modernes, dans un élargissement sans précédent de « l’idéalisable ». « Y a-t-il une idée du sec, de l’humide, de l’obtus ? Parménide même, qui ne reculait pas devant la crasse ou le poil, aurait peut-être hésité. Barthes y va sans trembler. »
Avec Le Degré zéro de l’écriture, les Mythologies, puis la sémiologie et l’analyse structurale des signes, Barthes met tout en œuvre pour éclairer la Caverne, et par là même le fonctionnement de l’idéologie comme filtrage des qualités sensibles du monde par la langue (dans un prolongement de Marx permis par Saussure). « Si de la Caverne on ne peut sortir, comment faire que la Nausée soit évitable ? » : question cruciale en effet, qui détermine l’ambition critique mais porte aussi en elle, peut-être, une bonne part d’explication quant à l’impossibilité du Roman chez Barthes : toujours soucieux d’une forme d’aise et de plaisir (quoique fasciné par la jouissance), et probablement enclin à ne pas (trop) souffrir, il n’a pas plongé.
On ne peut entrer ici dans le détail déjà si condensé et cristallin des analyses de Milner, qui aborde notamment les relations avec Brecht (engouement puis détachement progressif), Sartre (adhésion initiale et fondatrice, puis opposition, et retour), ou encore Walter Benjamin (largement ignoré quoique probablement lu sur des objets partagés), tout cela finissant par composer une vaste mosaïque dont les lignes de force sont le marxisme, la phénoménologie et le structuralisme dans leurs rapports si complexes.
Mine de rien, l’essai de Milner balaie l’ensemble des écrits et des périodes de Barthes, avec les palinodies qui les orchestrent, dont la dernière, très spectaculaire, avec La Chambre claire, au titre fortement paradoxal quand on a suivi Milner dans sa méthodique filature. En effet, pendant longtemps, et grâce au structuralisme triomphant, la Caverne a semblé être « un séjour habitable et lumineux ». Autant dire une chambre claire, très claire. Barthes s’y divertit pendant longtemps, il l’aménage. « Jusqu’à ce que la tuché fasse valoir sa force brute, en éteignant d’un coup les luminaires et les reflets ; à la fin des fins, au jeu des figures, il n’y a que la mort qui gagne. » : la désormais très fameuse « Note sur la photographie » devient alors une fiction de la résurrection de l’être aimé, une traversée du royaume des morts. Barthes s’est bel et bien voulu Ulysse. Il n’a toutefois pas retrouvé son Ithaque, arrêté définitivement qu’il fut dans la « nekuïa » d’une Chambre claire du coup éteinte et à demi posthume.
En évitant l’empathie, ce Pas philosophique de Roland Barthes sort définitivement son objet de l’hédonisme quiet dans lequel on a parfois voulu le confire, pour lui redonner toute sa portée intellectuelle qui, aujourd’hui plus que jamais, peut nous servir.