Les Rencontres de Pétrarque 2009 : Leçon inaugurale
Après la crise, quelle(s) révolution(s) ?
Le Monde, 14 juillet 2009, par Jean-Claude Milner
Le texte est extrait de la « leçon inaugurale » que prononcera Jean-Claude Milner, lundi 20 juillet à Montpellier, lors de l’ouverture des Rencontres de Pétrarque, organisées par France Culture et Le Monde dans le cadre du Festival de Radio France.
À observer sans passion le capitalisme financier, on mesure la vanité des condamnations morales. Pour qu’il ait imposé sa domination pendant près d’un quart de siècle, il faut bien qu’il ait répondu à quelque nécessité objective. Que s’est-il donc passé durant les trente ans dont on vient de sortir ?
Trois choses, sans précédent dans l’histoire du capitalisme. Premièrement, le marché est véritablement devenu mondial, autrement dit illimité ; depuis que l’ancien bloc de l’Est et la Chine en ont adopté les règles, il s’est étendu à tous les territoires, et, sur ces territoires, rien ni personne ne s’en excepte. Deuxièmement, à ce moment de la mondialisation extrême, les nations héritières du capitalisme classique ont définitivement perdu la maîtrise directe ou indirecte des ressources énergétiques. Le pétrole britannique nuance le tableau, mais ne le bouleverse pas. Troisièmement, une ressource naturelle s’est rappelée à l’attention. Moyennant les techniques de la terreur ou du besoin, elle peut être très bon marché ; elle est renouvelable ; elle est extrêmement productive. Je veux parler de la force de travail. C’est de fait le principal gisement dont la Chine dispose ; elle l’exploite sans états d’âme.
Résultat : les nations héritières ont vu fondre leurs avantages ; les surprofits sont passés aux mains de nouveaux venus, dont certains (la Russie, la Chine, l’Inde) osaient même annoncer des prétentions à la puissance militaire. Depuis l’or espagnol, jamais les flux d’argent n’avaient augmenté si vite et dans de telles proportions, mais ils se détournaient des anciens sanctuaires.
Une invention a permis de prévenir le danger : le nouveau capitalisme financier. Il se concentre fondamentalement sur Wall Street et la City. Soit les lieux les plus classiques du capitalisme le plus classique. Des surprofits que perçoivent les propriétaires des ressources naturelles, une part s’investit dans des dépenses d’équipement ou de pur prestige – ce sont souvent les mêmes ; le reste revient vers les vieux pays de la finance. Les surprofits, une fois placés, génèrent de nouveaux surprofits ; ces derniers sont réinjectés dans la machine pour de nouveaux surprofits. Entre New York, Londres et le Vieux Continent, le lac Atlantique nord redevient le mare nostrum de la richesse. Rome est toujours dans Rome.
Dès lors, une illusion s’impose presque inévitablement. Un placement financier se ramène toujours à un déplacement d’argent ; si le placement est bénéficiaire, le déplacement paraît à soi seul générateur de profit. De cette illusion, on tire une conclusion à la fois parfaitement logique et parfaitement illusoire, elle aussi : puisque le déplacement crée par lui-même de la valeur, il suffit de le démultiplier. Plus le cheminement financier propre à chaque produit sera sinueux et plus les profits croîtront. Ils croîtront de fait à chaque détour. Labyrinthes et rhizomes fabriquent par eux-mêmes un or toujours naissant. Les mathématiques pour traders servent à les construire.
Le dispositif a explosé. Cela ne veut pas dire que la question qu’il devait résoudre ait cessé de se poser. Les grands et petits barons du mare nostrum s’en inquiètent à bas bruit. Les uns cherchent de nouvelles solutions, d’autres souhaitent réparer ce qui peut l’être. Diminuer la consommation d’énergie, diminuer le coût de la force de travail, consolider les banques, condamner l’appât du gain, dialoguer pour endormir, etc. : les procédés ne manquent pas ; ils sont censés s’opposer entre eux, mais se laissent aisément panacher. On discerne déjà qu’en fin de compte on conclura sur un bricolage ; on peut seulement espérer qu’il ne passera pas, comme il est arrivé dix ans après 1929, par des massacres.
Mais le règne du capitalisme financier a laissé des traces profondes. Qu’il se rétablisse intact ou pas, son héritage va bien au-delà de la finance et de l’économie. Il a de fait organisé une vision du monde, dont nous avons à affronter la rémanence, sous la forme de leçons à tirer. Première leçon : on s’interroge sur les causes de la crise. Mais, au fond, peu importent les détails. Je connais d’avance la conclusion ; on invoquera une combinaison de facteurs, que les experts jugeaient hautement improbable. Or c’est là justement le point. On bute sur l’une des caractéristiques majeures de la gestion moderne ; être expert, cela consiste à déterminer par calcul une échelle allant du plus probable au plus improbable. D’où suit le conseil aux décideurs : « Ne tenez pas compte du plus improbable. » Ce conseil est très généralement suivi. Pour le pire, car il conduit nécessairement à la catastrophe. C’est que la société moderne tourne au régime de l’illimité ; or, dans les entrecroisements illimités de séries illimitées, le plus improbable arrive immanquablement et, généralement, assez vite. Se défier de l’étalonnage statistique, tel devrait être le premier commandement de la politique. Il ne semble pas que les hommes politiques en aient conscience.
Deuxième leçon : le règne du capitalisme financier a confirmé l’émergence matérielle du n’importe qui. N’importe qui peut devenir riche en faisant n’importe quoi, les traders ne sont pas les seuls à l’avoir cru. Au-delà de l’enrichissement, toute la pensée récente, en tous ses aspects, s’est plongée dans l’élément du n’importe qui indifférencié. La statistique en a proposé la mathématisation. Certains doctrinaires en ont fait un principe d’éthique politique. La démocratie, proclament-ils, c’est que n’importe qui décide sur n’importe quoi. Remplacez le verbe « décider » par un autre verbe de votre choix : « télécharger », « montrer », « interdire », « permettre » ; vous aurez obtenu les éléments du consensus régnant. Ce « n’importe qui » politique ou social n’est rien d’autre que le « n’importe qui » du capitalisme financier. Les exaltés du participatif feraient bien d’y songer ; ils ne font que sublimer les plus basses illusions du marché. Qu’ils aient convaincu la plupart des honnêtes gens de partager leur dépendance, c’est un fait, et c’est leur plus grave faute.
Troisième leçon : on parle de réglementation. Soit, mais la question se pose : qui fabrique les règles ? Le capitalisme financier réitérait sa réponse : n’importe qui. Car le capitalisme financier n’était pas sans règles ; au contraire, il en foisonnait. N’importe quel banquier astucieux pouvait en fabriquer à son gré. De même, le néodémocrate, aussi dangereux dans son ordre que le néoconservateur, accepte toute règle, pourvu que son auteur soit au sens strict n’importe qui et qu’elle impose au sens strict n’importe quoi. Il y a eu un âge tragique de la Grèce ; il y aura eu de fait un âge boursier de la société moderne ; il coïncide avec ce que Foucault appelait la société du contrôle. Multiplication illimitée des règles, multiplication illimitée des sources de règles, les libertés n’y survivent pas. Nous l’avons suffisamment éprouvé.
La crise financière a arraché le voile qui couvrait une crise infiniment plus profonde. Si la raison l’emportait, nul ne devrait plus croire désormais aux contes bleus. N’importe quelle règle ne vaut pas n’importe quelle autre ; n’importe qui n’est pas légitime pour en fabriquer. On retrouve ainsi la plus classique des questions : quelles sont les sources possibles des règles, et de quelles règles ? Les peuples, une représentation nationale, des partenaires sociaux ?
Devant le désastre de la société du n’importe qui, une certitude s’impose : mieux vaut que les sources soient peu nombreuses et clairement définies. Bref, mieux vaut des institutions. Nationales, supranationales, internationales, les circonstances trancheront. Qu’il s’agisse du marché ou de l’opinion ou de la société ou de la politique, il n’y a pas de main invisible.