Libération, 15 février 1997, par Marc Ragon
Auteur de L’Amour de la langue en 1978, et d’une dizaine d’ouvrages depuis (dont Le Triple du plaisir qui vient tout juste de paraître chez Verdier) Jean-Claude Milner a fait de la linguistique son métier. Mais cette seule science humaine donnerait de son travail une dimension réductrice. Le « Bon Plaisir » que Christine Goémé lui consacre donne une illustration frappante de la complémentarité qui relie sur un mode tentaculaire ou plutôt de contamination sa spécialisation savante à d’autres domaines intellectuels : politique, philosophique, historique, artistique. Le « plaisir » de Milner est pluriel et résonne avec le sentiment du « délice » : c’est plus que le plaisir du linguiste, qui serait seulement la langue, et c’est moins que cela puisqu’au fond il ne s’agit que du plaisir prosaïque. Ses amis invités à l’émission en témoignent. [L’économiste Pierre Giraud, les écrivains Gérard Wajcman et Jacques Ribaud, le cinéaste Pascal Bonitzer, le philosophe Christian Jambet ou encore les théâtreux Brigitte Jacques et François Regnault.]
Jouissances. On ne rencontre la « seule » linguistique qu’accessoirement – quand Milner évoque le souvenir de ses maîtres, Benvéniste, Jakobson et Chomsky. Les sujets qu’il évoque, ce sont les jouissances de la conversation, ses promenades dans Paris, la fréquentation des bouquinistes ou des bons restaurants… La singularité de Milner a toujours été de montrer que la linguistique a des conséquences qui touchent au-delà : ce que le compositeur Marc-Olivier Dupin explique par le fait que la réflexion de Milner « est complètement dans le sensible ». « Je lui offrirai du Bach : c’est là où la règle et la sensibilité se rencontrent le mieux », ajoute le musicien.
L’immersion de Milner dans le sensible n’est pas une facette platement complémentaire de son métier de linguiste. Quand il écrit des ouvrages tels que De l’école pour dénoncer violemment la déchéance des vraies questions posées par la culture et son enseignement, ou Constat et Archéologie d’un échec pour prendre acte qu’une « matrice » de la pensée politique s’est défaite à l’occasion de l’effondrement du bloc de l’Est et de l’instauration d’un capitalisme « progressiste » [« Cette matrice était l’idée de révolution comme coïncidence entre le maximum d’intensité de la pensée et le maximum d’intensité du geste de la rébellion », dit Milner], il ne quitte qu’en apparence le domaine de la linguistique. Il rejoint en fait cette linguistique qu’il a imaginée, inventée, fabriquée, et qui implique, ou même impose de comprendre le monde.
Langue immune. Cependant Milner saisit l’occasion d’énoncer aussi des arguments sur la seule langue : en remarquant par exemple que la langue (au moins française) ne s’est pas trouvée « affectée » par l’entreprise nazie d’extermination des juifs. Explication du linguiste : « Les langues ne sont faites que pour se souvenir d’elles-mêmes. » Et resserrant l’œil de l’objectif : « La langue française est totalement immune à quelque événement que ce soit du XX e siècle. » Sans doute l’énoncé ultime fournissant la clé de ce lien aussi rare que fécond entre linguistique et pensée tient-il dans cette formule : « La pensée est une chose trop sérieuse pour être confiée à une personne – dès que vous pensez, vous n’êtes plus vous-même. » Et c’est précisément cette pensée, très singulière et « dépersonnelle », qui donne à Milner une sorte de libre accès à la vérité.