Libération, 20 juillet 2002, par Philippe Lançon
La fonction politique de l’intellectuel, c’est d’être impopulaire
Entretien avec Jean-Claude Milner. Propos recueillis par Philippe Lançon.
Vous affirmez dans un livre à paraître en octobre chez Verdier, qu’il n’y a plus en France « l’ombre d’une vie intellectuelle ». Qu’est-ce-qui caractérise une vie intellectuelle ?
Je ne suis pas sûr de savoir ce qu’est une vie intellectuelle. Mais je crois savoir ce qu’est son absence. Négativement, donc, un constat s’impose : il n’y a plus de grande querelle qui divise. La fin des idéologies, qu’on trouve cela bien ou non, est la fin de la division. Beaucoup en profitent pour dire : « C’est bien, tout le monde se parle et se respecte enfin », etc. Je crois plutôt le contraire : rien n’est désormais jugé assez sérieux pour entraîner des séparations profondes. Ainsi, longtemps, le régime de la démocratie parlementaire était-il violemment discuté. Aujourd’hui, il est devenu une base indiscutable. Est-ce la preuve de sa réussite ? Je crois en fait qu’il n’est pas jugé comme tout à fait sérieux, puisqu’il ne mérite plus qu’on en discute. Même constat pour la République. Aujourd’hui, tout le monde est républicain. Mais ce n’est plus l’objet d’une réflexion menant à une conclusion. C’est un point de départ et d’arrivée, sans réflexion. Les questions qui pourraient diviser ont été disjointes de ce qui fait la vie intellectuelle. Donc celle-ci n’existe plus.
Comment les questions qui divisent ont-elles été disjointes de la vie intellectuelle ?
Prenez l’exemple des organismes génétiquement modifiés. Intellectuellement, c’est une affaire très complexe ; elle exige des compétences précises. Ceux qui en parlent le font souvent sans savoir ce que c’est. En parler devient donc une affaire de pure représentation imaginaire. Et, à la fin, le dernier mot revient à des experts. Ce qui signifie que la division, le débat sur cette question ne sont pas sérieux. Les hypothèses et les conclusions dépendent de plus en plus d’expertises extrêmement restreintes, alors qu’elles devraient dépendre d’une information beaucoup plus large, dans les journaux, les revues, une information qui n’est dans notre pays qu’un leurre.
La vie intellectuelle s’est pourtant manifestée en France, par exemple, à l’occasion de l’« affaire Renaud Camus »
Cette affaire met en cause des intellectuels, mais ne ressortit pas de la vie intellectuelle. Elle posait une question grave et sérieuse : savoir s’il existe des formes nouvelles d’antisémitisme, des formes qui n’ont plus besoin du négationnisme pour s’exprimer puisque Renaud Camus n’est pas négationniste. Cette question grave est européenne, car elle se pose, ou va se poser, partout. Mais elle a tout de suite été absorbée par l’aspect « République des Lettres », et n’a pas été vraiment posée.
Votre vision de la pensée en France est généralement très pessimiste. Vous la décrivez comme minoritaire, exceptionnelle, en danger de mort permanent. « Là où la société française règne, écrivez-vous, toute pensée s’éteint, toute langue se tait, toute oreille se ferme. » Pourquoi ?
Les Français ont une image d’eux-mêmes dans laquelle la vie intellectuelle, comme la haute-couture ou la cuisine, fait partie d’un don du Ciel. Si c’est cela, alors pas besoin d’effort. Il y aura toujours des cuisiniers, des modistes… Mais il me semble que, pour la vie intellectuelle, c’est différent : quand il y en a une, c’est en contradiction avec la vie en roue libre de la société française, qui n’est pas faite pour ça.
Vous la décrivez comme une société immobile, aimant être gouvernée au centre et par la médiocrité, « au point d’indivision des notables ». Pourquoi n’est-elle pas faite pour l’action intellectuelle ?
C’est lié à une forme de réussite initiale. Depuis 1815, le problème qui se pose à la société française c’est que 1789 ne recommence pas. Tout cela s’est d’abord exprimé sous la forme de la contre-révolution. Mais ça n’a pas marché. Dès lors, la réussite, ça a été de se réclamer de 89 pour que 89 ne soit plus. Ce discours débute en 1830. La bourgeoisie prend le pouvoir en disant : « 89 et Napoléon, c’est formidable ! » Pour mieux en tuer l’esprit. Depuis, la société française est la société qui a le moins changé dans l’image qu’elle a d’elle-même.
On passe pourtant beaucoup de temps à nous expliquer le contraire, qu’elle subit des mutations énormes, qu’elle se modernise…
Mais son image d’elle-même ne change pas. Un Anglais sera tout à fait convaincu que sa société a changé depuis 1914. La société française, dans ses représentations, se regarde comme si rien n’avait changé. Elle se fantasme toujours comme industrielle au Nord et paysanne partout. Voyez l’importance accordée à l’agriculture en politique ! Et l’épopée de José Bové, qui part tout de même sur la défense du roquefort ! Les Français rêvent que leur société bouge le moins possible, parce qu’elle serait ce mélange parfait de tradition, de propriété et de modernité. Cette perfection-là n’inclut pas une vie intellectuelle active. Laquelle n’est née que des contraintes fortes – contre-révolution, défaite de 1870, Première et Seconde Guerres mondiales.
Quel a été, selon vous, le dernier grand moment de la vie intellectuelle française ?
Le moment structuraliste. Il a joué, sans faire d’effort, dans un espace qui excédait largement l’Hexagone – ce qui n’allait pas du tout de soi : quel intellectuel français, aujourd’hui, a l’envergure internationale de Sartre, Foucault ou Derrida ? Le structuralisme est très important dans la vie intellectuelle française, et il s’achève en 1968. 1968 repose sur l’idée que la politique sous sa forme parlementaire n’a aucun intérêt ; il fait croire qu’une politique extérieure au parlementarisme, à la mécanique politique, est possible. Dès lors, la question politique devient absolue. Or, quand il y a une question absolue qui se pose, l’intellectualité répond ou bien par un non absolu, ou bien par un oui absolu.
Pourquoi ?
C’est lié à sa nature même. L’intellectualité doit toujours tendre à son maximum. Quand une question se pose, elle la sollicite en la poussant à fond. L’intellectuel s’est donc laissé saisir par la question de la politique absolue. Si comme beaucoup il répond oui à la politique absolue, sa vie devient sans autonomie : elle se confond avec la vie de cette politique – une vie courte, à périodes brèves, sans rapport avec le rythme de la pensée – et s’y perd. La réponse inverse, le non absolu à la politique, est très rare chez les intellectuels : c’est par exemple le cas de Benny Lévy pour qui, désormais, rien ne passe par la politique.
L’absence d’autonomie de la vie intellectuelle a eu, selon vous, des effets importants sur le champ politique français, devenu un marécage de l’humilité comme médiocrité revendiquée. Que s’est-il exactement passé ?
Jusqu’à la chute du bloc communiste, en 1989, la vie intellectuelle était à l’horizon de quelque chose qui s’appelait la Révolution, même pour la désamorcer. Le terme de révolution était pertinent. Soudain, après 1989, le mot lui-même disparaît. Il n’y a même plus besoin de se dire contre-révolutionnaire. Cette disparition a bouleversé l’organisation intérieure de la vie politique parlementaire. Sans repère, elle n’a plus d’autre horizon qu’elle-même. Certains font alors de la question politique une question entièrement relative. Mais relative à quoi ? La réponse de Kouchner, par exemple, c’est : relative à la santé. Relative à la meilleure des santés possibles pour le plus grand nombre de gens possible – à l’intérieur de quoi se trouvent les droits de l’homme. Il croit faire évoluer la question politique mais, en réalité, il fait entrer dans le jeu parlementaire ce qui était présenté comme un substitut à ce jeu. Résultat : les institutions ne changent pas d’un iota. Comme ils disent tous : il ne s’agit pas de changer les institutions, mais de les vivre autrement On tourne en rond.
Comment réagit la classe politique face à cette relativité absolue et face à cette perte du repère révolutionnaire, de l’idéal du changement ?
Elle n’a que deux solutions. Soit la politique cherche un repère en elle-même, et elle devient de l’art pour l’art : c’est Mitterrand. Libération en saluait sa réélection en 1988 par ces mots : « Salut l’artiste ! » Ils auraient pu resservir pour Chirac en 2002. Mais, en ce domaine, Mitterrand lui fut bien supérieur. En politique, Mitterrand est un inventeur : par exemple, il a inventé Le Pen. Chirac n’invente rien : il sait suivre et utiliser les procédures existantes. Il a donc utilisé Le Pen, que Mitterrand avait inventé. Cette politique vécue comme de l’art pour l’art n’est bien entendu supportée que si l’on n’admet pas que c’est de l’art pour l’art.
Il existe une seconde solution : la politique cherche ses repères non pas en elle-même mais à l’extérieur, dans la société. Vous avez des mots durs sur ce dispositif de gouvernementalité qui, désormais, peut et doit refléter la société, par exemple, la fameuse France d’en bas. En quoi est-ce un mal ?
La société est l’absolu dont nul ne peut sortir : elle est là, on n’y échappe pas. Elle ne trouve donc de reflet qu’en elle-même. Aucun système institutionnel ne peut la refléter. S’il veut le faire, comme aujourd’hui, il va à la catastrophe car c’est la quadrature du cercle : vous ne pouvez pas construire un cercle qui ait la même superficie qu’un carré. On ne peut pas vouloir à la fois que la politique existe et qu’elle soit un reflet de la société – tel qu’on le dit aujourd’hui. Si la politique existe, c’est justement là où la société n’a pas envie d’aller. Sinon, elle n’a pas de raison d’être : la société se suffit à elle-même. Malheureusement, dans notre démocratie, la politique peut difficilement éviter de se présenter comme un reflet de la société, mais, si elle le fait la société n’évolue pas. Elle se contente de se plaindre… entre autres, de la politique ! L’homme politique a besoin de cette plainte pour dire qu’il y répondra, et plus il dit qu’il y répondra, moins il le fera. Il est pris dans la dimension paralysante du reflet et n’en sort pas.
Vous affirmez finalement que l’acte politique, comme la pensée, est toujours minoritaire, voire rebelle, face à la masse molle et conservatrice de la société.
Si on avait eu en 1905 cette obsession du reflet à travers la télévision et la radio généralisées, jamais la séparation de l’Église et de l’État n’aurait eu lieu. Imaginez des centaines de femmes devant chaque église avec des caméras partout : quel homme politique prétendant refléter la société aurait décidé contre ça ? En 1981, Mitterrand, qui connaissait la société mais s’en foutait, a imposé, contre elle, l’abolition de la peine de mort. Aujourd’hui, il existe un pays, les États-Unis, où il y a de la Politique sous une forme majeure : militaire. La politique amène la société américaine là où elle n’a pas envie d’aller. Est-ce indispensable au fonctionnement d’une société ? Oui, si, pour survivre, cette société a besoin de fonder un empire. En France, on ne fait plus de politique. Actuellement par exemple, la société a le sentiment de n’avoir pas résolu le problème de l’immigration, et même de ne pas savoir ce qu’elle veut. C’est un cas type : elle attend que la politique aille sur ce sujet quelque part. Au lieu de quoi, la République « reflétante » ne fait servir le suffrage universel qu’à sa dénégation et au resserrement.
Vous semblez rêver d’un « clergé intellectuel non célibataire » qui ferait vivre ses idées contre la société, comme ce fut le cas dans les débuts de la Troisième République. L’intellectuel véritable serait appelé à une austère et exigeante traversée sociale du désert. Qu’en est-il actuellement ?
En 1981, les intellectuels ont cru trouver un gouvernement qui les reflétait eux-mêmes. D’abord ce n’est jamais vrai. Ensuite, cela a entraîné un dispositif où ces intellectuels sont devenus organiques de ce qui, caractéristiquement, se nomme « politique culturelle ». C’est le devenir rouage de l’intellectuel : il est alors trop pris dans la dimension « être reflété par », et donc « reflet de », pour effectuer son travail. Il faut donc le rappeler : la fonction politique de l’intellectuel c’est d’aller où la société ne veut pas ; c’est d’être impopulaire.