Libération, 3 mai 1997, par Marc Ragon
Que peut-on penser et vivre qui soit de l’ordre des plaisirs, dans une modernité qui pense le commerce entre les individus sous le registre de la marchandise « ainsi le plaisir devient-il de part en part marchand et la marchandise devient l’alphabet du plaisir ». Dans cet univers moderne « sans qualités », le plaisir ne s’entendrait plus que comme la matière d’« usages », déclinant en l’occurrence toutes les formes possibles de commerce entre les corps. La marque de la modernité serait que « tout plaisir a le plaisir sexuel comme horizon ». Milner montre que la pensée antique et ce que la philosophie a développé à partir d’elle proposent une ontologie toute différente. Le plaisir prend alors la figure de « l’incorporation » – dont l’expression radicale serait le cannibalisme. Les philosophies platonicienne et lucrécienne ont formulé les deux cohérences possibles d’un commerce néanmoins vivable entre les hommes : d’une part la relation idéaliste basée sur la « philia », l’amitié-amour, étant admis que « l’acte sexuel, comme tel, n’est pas un plaisir » ; d’autre part la relation matérialiste basée sur un rapport sexuel entendu comme un « besoin », incompatible avec l’amour. Ces deux alternatives partent d’une évidence commune, à savoir qu’il n’y aurait pas de plaisir sexuel. Milner constate que la modernité, en rompant avec la définition d’un plaisir cannibale et en lui opposant le plaisir sexuel comme « possible en droit », a laissé jusqu’ici la philosophie désemparée, errant dans un réseau d’impasses. Pour sortir de ce labyrinthe qu’ont parcouru en rebelles Sade, Baudelaire, Pasolini – et surtout Foucault, avec qui ce texte dialogue –, il faudrait « seulement une stratégie ».