Lire, février 2003, par Marie Gobin
Un débat de société
Entretien avec Jean-Claude Milner. Propos recueillis par Marie Gobin.
Une guérilla d’intellectuels ou un débat politique ? De toute façon, pour Jean-Claude Milner, la machine à fabriquer des intellectuels, en France, est cassée…
Jean-Claude Milner est linguiste. Ancien président du Collège international de philosophie, ancien universitaire, il est l’auteur d’un texte bref et incisif, Existe-t-il une vie intellectuelle en France ? (Verdier) publié en avril 2002, après le premier tour de l’élection présidentielle dans la publication périodique de Jacques-Alain Miller, Élucidation. Dans ce pamphlet, Milner soutient « qu’il n’y a jamais eu de vie intellectuelle en France que par exceptions et que les exceptions attestées sont toujours le fait d’une volonté, favorisée par un concours de circonstances ». Sans cette volonté, sans cette prise de conscience, il ne reste qu’une solution, fuir la France.
La polémique autour du livre de Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre, Enquête sur les nouveaux réactionnaires (Seuil), agite la vie intellectuelle…
Je ne suis pas absolument sûr que ce soit l’amorce ou en tout cas la preuve suffisante qu’il y ait une renaissance de la vie intellectuelle. J’ai l’impression que les intellectuels se donnent l’occasion d’un débat dont les enjeux sont en fait tout à fait autres, beaucoup plus directement liés à la recomposition du paysage politique.
Que pensez-vous du livre de Daniel Lindenberg dans lequel vous êtes cité au titre de « nouveau réactionnaire » ?
Il a une conception qui a sa cohérence. Il met ensemble sous la forme d’un ennemi, d’un adversaire à combattre, des individus et des œuvres qui en elles-mêmes sont extraordinairement différentes. Le point d’unité vient du point de vue de Lindenberg. Et ce point de vue a sa cohérence. Sa position prend acte du fait qu’il n’y a pas de vie intellectuelle mais je dirais qu’il considère qu’il est très bien qu’il n’y en ait pas parce qu’il serait très mal qu’il y en ait une. Parce que s’il y en avait une, cela voudrait dire que les intellectuels forment un espace autonome et cette autonomie est véritablement dommageable pour ce qu’il appelle la démocratie.
Selon vous, la tournure que prend la polémique témoigne de ce qu’il n’y a pas de vie intellectuelle ?
C’est un peu mon sentiment. Ce que ça marque, c’est une instrumentalisation des intellectuels par un débat qui en vérité se présente comme un débat politique, gauche contre droite, gauche contre nouvelle réaction, mais qui est en fait, sous la plume de Lindenberg, un débat de société. Car ce qu’il reproche à ses adversaires, c’est de ne pas accepter les évolutions de la société, l’émergence de droits nouveaux qui sont des droits sociaux, l’émergence d’expressions nouvelles de ces droits. […]. C’est le primat du social sur le politique en tant que champ particulier avec ses règles propres, sur l’intellectualité comme champ particulier avec ses règles propres, sur la littérature comme champ particulier avec ses règles propres. Et donc, au nom d’un mouvement social dont il pense être, lui, en position d’accompagner le rythme, il peut dire « ça, ça va dans le bon sens, ça, ça va dans le mauvais sens ». Ce qui moi me paraît sujet à controverse, c’est justement ça : Est-ce qu’il va de soi que le mouvement de la société doive être le critère ultime ? Dans Existe-t-il une vie intellectuelle en France ? je rappelle qu’il y a eu des périodes dans l’Histoire où le mouvement politique s’est affirmé en opposition à ce qui constituait le mouvement social. Dans le cas français, ça a donné lieu à des conséquences qui globalement n’ont pas été jugées insupportables.
Vous donnez l’exemple de la Troisième République.
Je ne le prends pas comme un idéal, je le prends comme une contre-épreuve. La Troisième République est intéressante car elle illustre le cas du politique qui va absolument contre la société française. La société française est globalement rurale, catholique, assez largement antirépublicaine. Les républicains imposent un système politique dont la société française ne veut pas et qui, en plus, est la risée de l’Europe, alors constituée de monarchies.
C’est l’un des objets de Existe-t-il une vie intellectuelle en France ?
Tout ce que je dis pourrait se résumer de la manière suivante. À mes yeux, les libertés n’ont rien de naturel. En vérité, le mouvement naturel des sociétés les porte vers l’oppression et la servitude. Une société libre n’est jamais libre par son mouvement naturel. Si ce n’est pas naturel, cela veut dire que c’est artificiel. Quels sont les artifices ? Parmi les artifices, en tout cas dans la tradition française, il y avait pendant longtemps l’existence d’une vie intellectuelle. Ce qui ne voulait pas dire que les intellectuels dans leur ensemble aient été des démocrates – dans beaucoup de cas, ils ne l’étaient pas – mais le seul fait qu’ils vivent comme intellectuels avec le caractère artificiel que cela a, que ce soit concentré dans une ville, Paris, que ce soit concentré dans certains quartiers – à une époque, Saint-Germain-des-Prés, le quartier de l’Europe au temps de l’affaire Dreyfus, tout ça, c’est éminemment artificiel. Cet artifice, dans la tradition française, faisait partie du même artifice que celui par lequel les libertés pouvaient exister. C’est pour ça que je pense que la disparition progressive de la vie intellectuelle en France est quelque chose qui amène à poser des questions. Peut-être que quelqu’un va dire qu’après tout c’est peut-être un bien. C’est un bien à condition qu’il y ait quelque chose à la place. Pour le moment, je ne le vois pas. […] Si les intellectuels cessent de fonctionner, il faut trouver des remplaçants.
Qui pourraient être les remplaçants ?
Dans le dispositif français, je ne le vois pas. Pour des raisons diverses dont les unes sont strictement économiques et les autres idéologiques, le système d’enseignement français transmet de moins en moins les types de savoirs qui permettent l’émergence de nouveaux intellectuels. La machine à renouveler le corpus des intellectuels est en train de perdre son efficacité et ça, depuis longtemps. Si je prends la société américaine, qui n’est pas un modèle absolu, autant l’école élémentaire est en complète décadence, autant le système universitaire garde un minimum de fonctionnement. Et puis, c’est ça le propre du système américain, à partir du moment où le sujet croit à quelque chose, il se constitue une formation. Il y a des intellectuels en quelque sorte loco-situés. Le mouvement noir américain a produit une intellectualité propre. Les Panthères noires avaient des intellectuels et, aujourd’hui, le mouvement noir construit des intellectuels qui lui sont propres, qui sont des autodidactes. Chez les Latinos, aux États-Unis, c’est en train de se faire. Chose dont la France n’a pas l’habitude. C’est très difficile de fabriquer cela de toutes pièces. Les minorités en France, c’est vraiment petit. Les minorités aux États-Unis, c’est grand. Moi, je rêverais qu’une intellectualité digne de ce nom se construise à partir de la jeunesse arabo-musulmane – arabo-musulmane au sens où il y a des musulmans qui ne sont pas des arabes – en France. Pour le moment, après quand même un certain nombre d’années, rien n’apparaît de façon extrêmement distincte. Il n’y a pas de grand écrivain… Le modèle français traditionnel étant ce qu’il était, un modèle lié à l’idée de nation et en plus lié à l’universalité de la langue française – l’idée de nation manifestement ne parle plus et quant à l’universalité de la langue française, c’est quand même bien terminé, comment est-ce qu’on fait ? Là, il faut être inventif. Est-ce que l’invention peut venir de gens qui sont formés dans l’ancien système comme c’est le cas pour moi ou pour Lindenberg, ou est-ce qu’elle peut venir d’ailleurs ? La question est en suspens. En tout cas, pour le moment, d’ailleurs, rien ne vient en France. Ou bien on accepte que ce soit bouche fermée et que tout vienne des États-Unis. Ou bien… faire sa valise.
C’est ce que vous conseillez à la fin de votre ouvrage, fuir la France et ses universités : « Le plus souillé de ces petits animaux de compagnie est bien l’universitaire tel qu’il est devenu. À qui oserait s’intéresser aujourd’hui aux choses de l’esprit, je n’ai, appuyé d’une expérience déjà longue, qu’un conseil à donner : fuyez l’enseignement et la culture tels qu’ils se proposent à vous en France. N’en devenez jamais les agents ni les patients. »
Auparavant, les écrivains qui avaient du succès pouvaient vivre de leurs droits d’auteur et les autres, être professeurs, comme Julien Gracq, par exemple. Ce dispositif-là, à mon avis, nous en avons vu la fin à partir des années Giscard. L’idée que les enseignants doivent enseigner, que ce n’est pas un lieu de mécénat, que quelqu’un qui se ménage du temps soit pour écrire des romans soit pour écrire des thèses savantes, c’est du temps volé aux enfants, c’est un discours qui a pointé de façon explicite sous Giscard. C’est un discours qui n’a fait que croître et qui s’est présenté comme un discours de gauche à partir de 1981. […] Aujourd’hui, on ne peut plus être écrivain et professeur. On ne peut plus être savant dans le domaine des sciences historiques, philologiques, et enseigner. On ne tient pas le choc. Là où le fer a été porté, c’est sur la partie littéraire, philosophique. Donc, en vérité, sur les intellectuels.
« Qu’il existe une vie intellectuelle en France et singulièrement à Paris a toujours semblé une donnée naturelle. Comme la haute couture et la cuisine. » Or, selon vous, c’est artificiel.
Les Français sont persuadés que Paris sera toujours Paris, que la haute couture sera toujours celle qu’elle est – preuve est faite que ce n’est pas vrai –, que la cuisine française sera toujours la cuisine française… c’est une question… Il y a comme ça toute une série de choses qui sont dans l’imaginaire français, que c’est donné par le Bon Dieu. La vie intellectuelle, c’est pareil. Que des intellectuels français existent, c’est artificiel. Qu’ils soient reconnus comme ayant une certaine supériorité, cela a cessé depuis la fin des années soixante, soixante-dix. Aux États-Unis actuellement, il n’y a pas un intellectuel français qui compte. […] Se gargariser en disant que Paris est le lieu du monde où l’on a le plus pensé, c’est fini. J’avais été très frappé en lisant que les responsables de l’International Herald Tribune, qui traverse une crise, se demandent si ce journal, s’il doit continuer à exister, doit toujours être publié à Paris. Un des anciens rédacteurs en chef a écrit qu’en 1950, quand ils avaient pris la décision de faire ce journal à Paris, Paris était la capitale du monde intellectuel. Aujourd’hui, Paris n’est plus rien. Ce n’est pas moi qui le dis.
Aujourd’hui, l’intellectuel est devenu un « roquet de compagnie », selon vos termes. Il a délaissé sa fonction critique.
C’est ça, il va être un accompagnateur. C’est la conception de Lindenberg, que les intellectuels renoncent à la fonction critique. Qu’ils accompagnent. Quitte à baptiser critique leur accompagnement.
Accompagner, cela signifie seulement marquer de sa présence.
À mes yeux, c’est surtout s’instrumentaliser. Le modèle qui se développe en mettant le social au poste de commandement, c’est de configurer la société comme toute-puissante, une toute-puissance sans limites. L’accompagner, c’est être dans cette société en position subalterne. On ne prend pas les décisions, on les commente seulement. Pour être dans la fonction d’accompagner le pouvoir, il faut être un très grand philosophe. Quand on n’est pas un très grand philosophe, c’est très difficile d’avoir des idées nouvelles dans l’accompagnement. La question est : « Comment y aura-t-il des idées nouvelles ? »