Livres hebdo, 20 septembre 2002, par Jean-Maurice de Montrémy
« La société française est l’ennemie de la pensée »
Interview de Jean-Claude Milner par Jean-Maurice de Montrémy.
Vous avez cette année soixante et un ans. Linguiste, vous avez suivi une belle carrière universitaire, tout en arpentant la philosophie et la psychanalyse (côté Lacan). Mais vous avez quitté sans tarder l’université, comme la loi le permet. Un départ à la retraite en forme de provocation. Il s’accompagne d’un pamphlet : « Existe-t-il une vie intellectuelle en France ? ». Question à laquelle il faut répondre…
Non, bien sûr ! Il n’y a pas, il n’y a plus de vie intellectuelle en France. Il n’y a en a d’ailleurs pas eu souvent. Admettons qu’il y en ait eu pendant la IIIe République ; même alors, elle a eu une situation précaire.
Un exemple éclatant du vide a été donné par la mobilisation générale dite « antifasciste » contre la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle. En avril, nous avons vu la société se photographier elle-même. Il n’y a pas eu de politique. Prendre le social pour du politique signe l’arrêt de mort de toute vie intellectuelle.
Je me sépare sur ce point de beaucoup de commentateurs. Ils pensent que les médias sont le seul moyen d’atteindre l’opinion, voire de la guider. C’est pourquoi ils les critiquent. Car, pour eux, l’opinion est souveraine. Elle est le lieu du pouvoir. J’estime pour ma part que l’opinion n’est ni souveraine, ni puissante par elle-même. Elle n’est qu’une statistique, ni plus, ni moins. Un audimat. Je n’ai rien contre l’audimat, ni contre les listes de meilleures ventes, etc. Ils nous mettent en face d’évidences. Ils ne sanctionnent en rien la vie intellectuelle, dont l’espace est ailleurs – ou devrait être ailleurs.
Si les médias ne peuvent offrir cet espace à la vie intellectuelle, où celle-ci peut-elle exister ?
Là où la société règne, toute pensée s’éteint. Je développe, dans mon livre, une contre-épreuve : celle de la IIIe République. Pour un temps déterminé et pour des raisons qui n’étaient pas toutes glorieuses, celle-ci offrit au savoir et à l’étude plusieurs asiles publics. Une certaine conception de l’université, de l’enseignement, prévalurent des années 1880 aux années 1930, avant la progressive décomposition du système jusqu’à la fin des années 1960.
Né, non sans peine, de la défaite imprévue du second Empire, l’État de Gambetta et Ferry projetait d’établir un régime républicain, doté de libertés publiques. Or la France, de 1875 à 1914, demeura, dans sa majorité, antirépublicaine et plutôt indifférente aux libertés. La politique consistait donc à faire démocratiquement accepter par le plus grand nombre un régime minoritaire.
Pour cela, le parti républicain entendit créer une « couche sociale nouvelle » (l’expression est de Gambetta) : une bourgeoisie salariée, tirant ses revenus de l’État et non plus de la propriété privée. Le mode d’accession à cette bourgeoisie était la méritocratie. Pour la former, la République ne pouvait s’appuyer sur l’Église ; il lui fallut cette sorte de nouveau clergé – non célibataire – que fut le milieu des professeurs et des grandes écoles. Excluant les catholiques, les femmes (jugées cléricales) et une bonne part des notables, ce régime ne reflétait pas la société. Il la gouvernait. Ce fut pour les gens d’étude – savants, artistes, écrivains – un temps de respiration. De manière volontariste, un espace de discours était créé, où s’exprimaient des opinions contraires, y compris antirépublicaines. Le savoir y avait une valeur en soi.
Bien sûr, c’était un paradoxe : ce gouvernement démocratique reposait sur des élites. Ces élites ne reflétaient pas la société. Les sondages, s’il y en avait eu, auraient été catastrophiques. Mais les élections étaient gagnées. Quant à la vie intellectuelle, inutile de dire qu’elle ne dépendait pas du marché, qui prospérait par ailleurs. Tout cela périclita quand la bourgeoisie salariée cessa d’être un milieu de combat pour devenir la norme parce que, entre-temps, la forme républicaine de gouvernement était devenue une Nature.
Après Vichy, le système connut difficultés sur difficultés, mais une chose n’était plus remise en question : la forme républicaine de gouvernement. Par ailleurs, la IV e République se voulait un reflet de plus en plus fidèle de la société : réintégration des catholiques, vote des femmes, rapprochement entre syndicats et partis. Un mécanisme était enclenché, dont on constate le stade final : les Français sont convaincus que la société en France est si naturellement libre et bonne qu’il suffit de la refléter de la manière la plus transparente possible pour que tout aille pour le mieux. Plus besoin de penser pour être républicain et libre, il suffit de refléter. Avec humilité, sans prise de tête excessive.
Mais aucun savoir ne peut exister sur les bases du consensus et de l’humilité. De là, ce qu’on voit aujourd’hui : la multiplication des conduites d’excuse. Le savant doit s’excuser d’être savant ; l’intellectuel doit s’excuser d’avoir, un bref instant, pensé. S’ils ne le font pas, ils sont hors de la société. je constate que beaucoup le font ; certains, il est vrai, avec ruse.
La vie intellectuelle, dès lors, relève de la flatterie. Refléter, refléter, refléter. Comme il arrive souvent, l’école est un bon test. Les élèves se fichent d’Homère, abandonnez Homère ! Les élèves se fichent de Proust, abandonnez Proust ! Préférez Mary Higgins Clark. Les élèves s’en fichent autant que d’Homère ou de Proust, mais au moins c’est modeste.
Vous êtes donc élitiste.
En matière intellectuelle, oui. je ne vois pas pourquoi les élèves ou les étudiants devraient recevoir la formation la plus plate possible. À en croire le consensus, il ne faudrait parler aux gens jeunes – et, plus largement, aux lecteurs, aux spectateurs, etc. – que de ce qu’ils connaissent déjà, que de ce qui reproduit leur âge, la mode qu’on leur vend, le langage qu’on leur a fabriqué. Alors, je me dis : « À quoi bon ? » je l’écris dans mon court texte : « Fuyez l’enseignement et la culture tels qu’ils se proposent à vous en France [ … ]. Comprenez que la société française a toujours été la plus ennemie du savoir et de la pensée. »
Que faire, alors ?
Accepter la solitude, si l’on y parvient. Se construire des petits cercles. Reprendre à sa manière les techniques du samizdat. Éventuellement créer de nouvelles structures. Pour éviter d’être mal compris, mieux vaut se taire en public, et parfois en privé. Si l’on ne se tait pas, mieux vaut prévoir qu’on sera mal compris. En tout cas, ne jamais trahir sans précaution, par une parole ou par un raisonnement, ce qui est devenu l’obscénité même : cette femme, cet homme, aiment le savoir et l’étude.