Portrait par Éric Ayoun

Corbières matin, août 1996

« Parler de Benny Lévy, c’est nécessairement en parler à partir d’une conjoncture. Parce qu’il est essentiellement œuvre d’existence, on ne le croise qu’à partir d’une autre existence, à partir d’une rencontre imprévisible, du pur hasard de la conjoncture, celle-là même qui porte la marque du divin. En ce sens, il est le vrai fils de l’existentialisme, et en ce sens encore, l’existentialisme n’est pas un athéisme.
Je suis de ceux qui ont croisé par hasard Benny Lévy, alors j’écris.
Pierre Victor, Benny Lévy. Le passage de l’un à l’autre est l’œuvre de Sartre. Mais ce n’était encore qu’une amorce. L’autre, véritablement, est l’œuvre de Lévinas. Il aura pourtant fallu que les choses se réveillent à partir de soi. C’est du sein de la pensée occidentale que pouvait naître le trouble : l’être est-il structuré par la pensée ? N’est-il pas possible que les pensées divergent à partir d’un fondement solide dans l’être ? L’écart entre l’être-structuré et l’être-fondement, c’est justement le nom juif que Sartre a su lire dans le blanc du nom de Pierre Victor. C’était sans doute une nouvelle et plus profonde lecture des Réflexions sur la question juive. Là est toute la grandeur de Sartre, au dire de Benny lui-même. Revenir en ce point de divergence, c’est le principe juif de la techouva,c’est le retour à soi à travers l’expérience existentielle de l’être. Là est la grande découverte de Benny et peut-être son enseignement. Il n’y a donc pas de rupture. L’esprit fougueux des années soixante-huit ne change fondamentalement pas. La fougue devient cette soif intarissable de la connaissance de l’Arbre de vie. Dans la poussière qui s’élève sous les pas de la révolution, se trouve déjà en puissance une volonté d’arracher au monde son horizon eschatologique. Prophétie dans l’inconscience, rêve d’une éternité heureuse où, comme dirait Lévinas, l’achèvement du temps n’est pas la mort, mais le triomphe messianique où le perpétuel se convertit en éternel.
Mais cette inconscience a révélé que l’attente d’un avenir meilleur n’est pas toute résignation. Elle est pleine de vitalité, parce qu’un avenir sans racines dans les entrailles du présent, n’est qu’un pur imaginaire. Revenir en ce point de divergence, c’est comprendre qu’aucune totalité ne peut contenir les excès de l’exigence humaine. Seul un cadre où la détermination des lettres dévoile et conditionne une ouverture vers l’infini – et cela en vertu de l’origine même de ces lettres – pouvait satisfaire cette surabondance. Ce cadre, cette satisfaction, cette farouche opposition de Lévinas à la totalité hégélienne, sont toutes autant de conditions où se détermine l’horizon nouveau de Benny dans sa conscience juive. Désormais, l’apparent conflit entre le logos et la lettre se traduira dans les termes d’universel et de singularité d’Israël. Singularité refusant à l’universel son image de religion naturelle, qui trahit plutôt un point d’équilibre au milieu d’une extension sans fin. Merveille de l’harmonie qui n’occupe la moindre place, où Aristote n’y retrouverait nullement son juste milieu. Là est le secret du rapport intime entre la Révélation et les sept lois noahides. Benny, mieux que quiconque, est en mesure d’orienter sur ces questions si difficiles. Il achève, d’une certaine manière, une voie encore mal comprise et mal explorée, celle de Rosenzweig. »