Portrait par Philippe Lançon
Une langue bien tendue
Libération, 1er décembre 2006
Jean-Claude Milner, 65 ans, linguiste et penseur. Discret, élégant, extrémiste, il place dans son nouveau livre l’extermination du Juif au centre de la culture européenne.
Milner, c’est l’intelligence qu’on voudrait avoir si l’on n’était bon qu’à ça. Elle émane d’un homme mince et sans âge, un moine de culture au regard rétréci et concentré par d’épais carreaux lui donnant l’allure d’une chouette à la nuit tombée. Philosophes, analystes, éditeurs, écrivains : cette intelligence a enchanté, au sens propre, la plupart de ceux qui l’ont côtoyée. Célibataire, sans enfant, voyageant peu, comme voué à la pensée, mais avec un détachement presque amusé, ce grand linguiste fixe la vertu qui vint à leur manquer.
Comme lui, ils ont eu 20 ans dans les années 60 et ont été d’extrême gauche. Comme lui, ils sont d’une génération où la théorie fit rêver la pratique. Milner est l’histoire de leur regret : avoir cru que les idées pouvaient déterminer la politique. Depuis quelques années, certains le célèbrent, d’articles en colloques, comme avenir d’une illusion : il continue d’incarner à la marge, presque dans l’ombre, la splendeur de la théorie.
Son nouveau livre, Le Juif de savoir, est une méditation saturée de logique, presque sous vide, sur la figure du Juif en Europe, avant et après l’Extermination. Des ponts invisibles relient les phrases entre elles. Ces phrases sont des nerfs tendus ; la syntaxe semble mise à nu. Milner fut l’élève de Jakobson et de Chomsky : « Il fait partie de ceux qui ont écouté la langue », dit Philippe Sollers. Thème de l’essai : le Juif a porté la connaissance. Les nazis l’ont exterminé. L’Europe moderne accepte l’héritage. Établir à travers le Juif un lien direct entre la pire expérience historique et une démocratie de masse humaniste, voir en l’Europe un territoire sans avenir, c’est une hypothèse pour beaucoup révoltante, un délire. Mais Milner, discret amateur de Fritz Lang, n’est pas qu’un intellectuel courtois de 65 ans, flottant entre les écluses de sa logique. C’est un révolté qui renonce peu à l’exercice soyeux de sa minorité.
L’histoire de l’homme qui était plus intelligent que les autres prend corps en 1961-62, rue d’Ulm, à l’École normale supérieure. Louis Althusser, esprit des lieux, est le mentor d’un puissant noyau de virtuoses intellectuels. L’activité marxiste se concentre en cet endroit d’élite où l’on usine du concept. De là naît entre autres, après 1968, la maoïste Gauche prolétarienne (GP). Milner, discret, de style déjà anglais, en sera. Pendant deux mois, il milite dans des usines de Franche-Comté. Ce n’est pas un personnage d’assemblée, mais déjà un homme de conversation. En mai 1968, se souvient le psychanalyste Jacques-Alain Miller : « Milner et moi traversions les lacrymogènes comme dans un rêve, continuant à parler comme deux professeurs Nimbus. »
Au début des années 70, son interlocuteur privilégié est le chef de la GP, Benny Lévy, qui deviendra plus tard juif orthodoxe, avant de mourir en Israël. Leur dialogue fabrique le mythe d’une fascination réciproque. « Étais-je fasciné par Benny ? se demande Milner. Je peux dire ce qui qualifiait notre relation : l’intensité. » Et l’intensité, pour Milner, est le cœur de l’intelligence. « [Dès cette époque], dit Jacques-Alain Miller, il était très à part et ne donnait pas grand-chose aux bienséances. Il avait une exigence qui pouvait virer à la méchanceté. Il désirait tout savoir, et ce désir le transformait. Il s’efforçait de ne pas être déconcerté et de prédire. Je crois qu’il est devenu plus indulgent qu’il n’était. Il est nimbé d’une solitude qui se prête à l’amitié. » Miller et Milner vont ensemble, pour la première fois, rendre visite à Lacan chez lui.
L’écrivain Jean Echenoz rencontre le linguiste quarante ans plus tard, dans deux colloques. Plusieurs déjeuners suivent : « Il m’intimidait au-delà du possible, dit-il. Pas le moins du monde surplombant, il est aussi disert, précis et encyclopédique sur tel ou tel philosophe que sur les carrières comparées en Angleterre et en France de Petula Clark. » Un jour, à l’issue d’un discours de Milner, une jeune femme dit : « Je n’ai pas tout compris, mais c’était comme un solo de John Coltrane. » C’était bien ça, conclut Echenoz : ce moment où « l’intelligence est une grâce ». Il eut deux sœurs. L’une est morte. Des femmes l’entourent. L’intelligence est un charme fragile, mais puissant.
La manière dont il définit la politique rappelle un monde qui n’existe plus : une construction artificielle, menée par des minorités pensantes contre un « pays réel », dans laquelle s’expriment à leur plus haut niveau le langage, les corps, et finalement la liberté. « Mais aujourd’hui en Europe, dit-il, l’idéologie régnante est de ne plus consentir en quoi que ce soit à des mécanismes artificiels. Plus personne n’arrive à comprendre que les libertés sont plus artificielles que l’oppression, et que l’extermination est plus naturelle que le laisser-vivre. » Ces constats, chez lui, sont toujours énoncés d’une voix particulièrement feutrée. Il vote « à la maoïste, en fonction de l’ennemi principal », sans dire pour qui ; mais il n’a pas voté lors du référendum sur la Constitution européenne. On sent qu’il a trouvé le débat trop bête.
Ceux qui n’aiment pas Milner le qualifient donc de grammairien fou, d’intellectuel ivre de théorie, d’élitiste, et même de terroriste. Le problème est qu’il vaut mieux que ceux qui ne le comprennent pas et même que les éventuelles conséquences de ses pensées. Le Juif de savoir, sous lequel circulent certaines obsessions autobiographiques, arrive à point nommé pour comprendre de quelle vie elles sont nées.
Le père, Jona, est un Juif de Lituanie. La famille est bourgeoise. Né en 1902, il assiste au tricentenaire des Romanov. « Il avait, dit son fils, des souvenirs de la police tsariste passant, de temps à autre, pour faire régner la terreur. » Envoyé à Berlin pour faire ses études, il assiste à 16 ans au début de la révolution spartakiste. Sa famille le rapatrie, puis l’envoie en Italie : il vivra les premières années mussoliniennes. « Il a tout de suite compris que le régime de Mussolini n’était pas ce qu’on annonçait. Il lisait Marx, et je le soupçonne d’avoir été trotskiste. » Il arrive en France dans les années 20. Il y épouse la fille d’une famille protestante où l’on est pasteur de père en fils. Quand ils ne veulent pas être compris des enfants, le père parle en yiddish et la mère, en dialecte alsacien.
Polyglotte, traducteur, étranger, le père de Milner devient peu à peu un homme qui ne fait rien. « Il ne croyait pas à la transmission, dit son fils. Être juif n’avait aucune valeur pour lui. Il considérait qu’il n’avait rien acquis qui méritât d’être transmis sauf l’intelligence. Il fallait faire juste assez d’effort pour ne pas dépendre de ceux qui en avaient moins. Pour le reste, elle dispensait de tout. Ce fut, jusqu’à l’université, ma morale personnelle. » Il en reste quelque chose.
Pendant la guerre, le père se cache, obtient de faux papiers, refuse de porter l’étoile jaune : « Il a préféré la ruse au courage. » En 1943, il s’engage au STO (Service du travail obligatoire) et travaille pour l’Allemagne près de Cracovie, à quelques kilomètres d’Auschwitz : « Il s’en est sorti comme ça. » En 1946, il est naturalisé. Sa sœur est morte au ghetto de Varsovie. Ses parents, fuyant les armées allemandes, ont été déportés en Sibérie. « J’ai su très tôt ce qui s’était passé, dit Milner. Mon père, ce fut la survie, sans honte. Là encore, l’intelligence dispensait de tout. »
Longtemps, les amis de jeunesse de Milner ont tout ignoré de cette judéité, qui circule dans son nouveau livre comme une rivière souterraine. Aujourd’hui encore, l’homme qui place l’extermination du Juif au centre de la culture européenne affirme que lui ne l’est pas. Mais, à l’issue d’une vie de militant, d’intellectuel engagé et d’une carrière exceptionnelle de linguiste, Jean-Claude Milner a renoué, peu avant la mort de celui-ci, avec Benny Lévy : le Juif rentré en sa coquille identitaire, loin de la politique, encore plus intelligent que lui et l’un des rares avec qui le dernier mot ne fut jamais prononcé, puisque « le dernier mot, c’est l’indifférence ».