Entretien avec Juliette Cerf, août 2012
Entretien avec Jean-Claude Milner. Propos recueillis par Juliette Cerf. Télérama, 8 août 2012.
Face à l’exigence actuelle de transparence, le philosophe affirme que le secret est nécessaire à l’homme. Parce qu’il protège les plus faibles…
Philosophe et linguiste né à Paris en 1941, proche de Barthes et de Lacan, Jean-Claude Milner a enseigné à Paris VII et présidé le Collège international de philosophie. Son érudition, sa connaissance de la politique et de la psychanalyse, son goût pour l’art, en font l’un des plus fins décrypteurs des arcanes du secret – au centre de La Politique des choses. Court traité politique I (éd. Verdier). En attendant de s’adonner, à la rentrée, à une Controverse avec Alain Badiou (éd. Seuil, le 11 octobre), Jean-Claude Milner, qui vient de publier Malaise dans la peinture. À propos de « La Mort de Marat » (éd. INHA-Ophrys), dresse du secret un tableau dense en matières et haut en couleur… D’hier à aujourd’hui, des sociétés secrètes chez Balzac au secret défense, en passant par son ennemi juré, le règne de la transparence.
Quelle place le secret occupe-t-il ?
Une place centrale dès que l’on s’interroge sur la nature d’une société. Un individu est libre d’avoir ou de ne pas avoir de secrets ; la décision lui revient, nul n’a à le juger, nul n’a à classer les individus suivant leur rapport au secret. En revanche, savoir si une société admet ou pas les secrets, cela est fondamental.
Vous avez milité à la fin des années 1960 au sein de la Gauche prolétarienne. Y avez-vous expérimenté le secret ?
Oui, mais il faut distinguer : si le secret devait être gardé vis-à-vis de l’extérieur, il ne devait pas y avoir de secret entre militants. Cela n’allait pas jusqu’à la surveillance, à la différence de ce qui se passait dans d’autres organisations politiques d’extrême gauche. Il s’agissait plutôt d’un principe : la vie privée n’était pas censée exister, ou du moins elle était « disparaissante ». Le type de société qui se dessinait à l’horizon était donc une société sans secret. Quand la politique apparaît comme l’expression parfaite de la liberté permettant à l’individu de se réaliser pleinement, le secret de la vie privée altère cette expression parfaite. Loin de relever de la liberté, il devient un obstacle à la liberté. J’ai abandonné le militantisme politique en partie parce que cet idéal de société sans secret me paraissait intolérable.
Que nous révèlent les sociétés secrètes ?
Je renvoie au philosophe et sociologue allemand Georg Simmel et à son texte Secret et sociétés secrètes (1908). À la charnière des XIXe et XXe siècles, son questionnement était lié à l’émergence de la grande ville moderne, Berlin en l’occurrence. Là, tout est offert au regard impersonnel et, en même temps, tout est obscur et confus. De là naît une double demande : la demande d’un espace personnel et la demande de clarté. La société secrète répond aux deux. Dès qu’on a pris connaissance de ses agissements, on croit que tout devient clair.
Au fil de l’histoire, on a ainsi prêté à différents groupes, tels les francs-maçons, les Juifs, les jésuites ou encore les banquiers, le pouvoir d’influencer la société visible par des intrigues invisibles. En même temps, on les a enviés, parce qu’eux, au moins, étaient parvenus à se construire un espace propre. Des fantasmes ? Bien entendu. C’est pour cela, justement, qu’ils satisfont des demandes nées du désarroi.
Un secret est-il toujours partagé ?
Non, il existe des secrets solitaires. Il y a des secrets de famille dont on découvre après coup qu’ils n’étaient détenus que par une seule personne. L’amour peut reposer sur le fait qu’il ne se dise pas. Continue-t-il après qu’il est passé dans une langue que ceux qui aiment ont en commun avec tout le monde ? Barthes a placé cette question au cœur du discours amoureux. Dans Le Silence de la mer, de Vercors, l’amour entre l’officier allemand et la jeune fille restera à jamais un secret, qu’aucun des deux n’aura partagé avec l’autre. Ce qu’ils auront partagé, c’est leur silence.
À quelles autres ouvrés associez-vous le secret ?
L’art regorge d’exemples. En ce qui concerne la littérature, je dirais volontiers que la question du secret et même celle de la société secrète coappartiennent à l’histoire du roman. Michel Butor avait remarqué que Proust employait, pour évoquer l’homosexualité, les termes que Balzac utilisait pour décrire une société secrète. Sodome mais aussi Gomorrhe fonctionnent comme des groupes secrets, avec des signes de reconnaissance, des mots codés, des phrases qui ont l’air anodines, mais qui sont révélatrices. Chez Proust, la vérité avance au rythme de l’évanouissement des secrets : dans Le Temps retrouvé, tous les secrets sont levés. Peut-être est-ce une loi du roman. Chez Baudelaire, en revanche, le secret est la forme même de la vérité. Peut-être est-ce une loi de la poésie.
Quel lien la société contemporaine entretient-elle avec le secret ?
En une trentaine d’années, la zone du secret s’est considérablement rétrécie en France. Pendant très longtemps, disons depuis la Révolution française, la société s’était construite autour du secret. On considérait que tout un ensemble de choses devaient rester secrètes : la conduite sexuelle, l’infidélité, l’argent, etc. Non seulement le couple et la famille étaient couverts par le sceau du secret, mais également les institutions, comme la justice, l’école, les partis politiques. La société acceptait, par exemple, que les sentences judiciaires ne soient pas motivées. À toute demande d’explication, le juge répondait superbement qu’il avait jugé en son âme et conscience ». Aujourd’hui, les justiciables ne le supportent plus. Les violations répétées du secret de l’instruction et les demandes répétées de motivation des décisions de justice témoignent du même phénomène. Elles sont le signe d’un déplacement majeur et global.
Comment le comprendre ?
Il y a aujourd’hui une demande croissante de transparence dans la société française. Une vraie demande d’absence de secret. Cette pression vient en grande partie des États-Unis et du modèle social protestant. La confession n’existe pas chez les protestants, et donc le secret de la confession non plus. Avoir un secret, pour eux, signifie que l’on a quelque chose à cacher, donc que l’on est coupable. Toute la demande sociale converge vers une transparence absolue qui doit, en cas de faute, se prolonger par l’aveu et la repentance publics. Souvenez-vous des regrets télévisés de Bill Clinton dans l’affaire Monica Lewinsky. Ou, dans un autre genre, de l’affaire DSK, qui s’est jouée à la jonction des deux sociétés, française et américaine. On a pu mesurer la différence entre deux modèles, mais on a pu mesurer aussi le déplacement qui a touché l’imaginaire français : certains propos amusés sur le libertinage discret ont brusquement perdu de leur charme.
Qu’est-ce qui a changé dans l’équilibre entre le public et le privé ?
Le modèle français reposait sur une séparation nette entre vie privée et vie publique. La nouveauté, c’est que pour une personne publique, tout ce qui la concerne devient public. La dernière campagne présidentielle a été très révélatrice sur ce plan : les qualités ou les défauts privés sont devenus des critères politiques pertinents, en mesure d’influencer le choix du président. Est-il coléreux ? Est-il calme ? Est-il coureur ? Qu’il s’agisse de la puissance publique ou de la notoriété publique, l’adjectif « publique » n’a pas le même sens, mais la conséquence est la même : pour ceux qui y ont part, le public dévore le privé. Le secret n’est plus seulement ce qui autorise à soupçonner une faute ; il devient une faute par lui-même. Le champ du secret admissible se réduit continûment.
Dans La Politique des choses, vous écrivez que les psychanalystes ont affaire au secret des individus qu’ils portent comme une relique.
Le psychanalyste a en face de lui quelqu’un qui a à franchir le pas du secret. Et ses atermoiements : « Je ne l’ai dit à personne », « Je croyais l’avoir dit, mais en fait non », « Je l’ai dit, mais ce n’était pas ce que je voulais dire »… Souvent, ce qui paraissait précieux au point d’être secret pour le sujet lui-même va se révéler banal ou même misérable. Face à cette expérience, se peut-il que se produise un deuil ? Dans les Cinq Psychanalyses, l’effort de Freud consiste à parvenir au point où les secrets sont révélés sans qu’ils soient regrettés. La mise au jour n’est pas une perte.
Comment le secret articule-t-il silence et parole ?
Tous les secrets ne se ressemblent pas. Le psychanalyste s’impose de garder le silence sur ce qui lui a été dit. Mais ce silence ne fait que continuer cet autre silence qu’est l’écoute psychanalytique. Appelons cela le secret psychanalytique. Il n’a rien à voir avec le secret de la confession. Le moment crucial de la confession, ce n’est pas le silence du prêtre, c’est sa prise de parole : « Je t’absous. » Cette parole, il la prononce quoi qu’il lui ait été dit. Autrement dit, il a entendu, mais il n’a pas écouté. C’est Dieu qui, par lui, est censé écouter. Parole et non silence, audition et non écoute : on est aux antipodes de la psychanalyse. Quant au secret médical, il est encore tout autre. Au fond, il ne concerne pas la pratique médicale en tant que telle ; quand on dit qu’il relève de l’éthique, on a raison, mais en un sens très précis : le malade, parce qu’il est malade, est faible – quels que soient sa richesse, son pouvoir, etc. Or le faible doit être protégé à l’égard du fort. Le secret, dans ce cas et dans une infinité d’autres, est protection.
Une société rétive à la psychanalyse est-elle rétive au secret ?
Oui, je crois. Aux États-Unis, où le mouvement de rétrécissement de la zone du secret ne cesse de s’accélérer, la psychanalyse est attaquée de manière très virulente. Parmi les pratiques issues de la modernité, elle est celle qui entretient à l’égard du secret la relation la plus intime. Dans ses principes et sa pratique, on le sait. Plus profondément encore, elle est vouée à remettre entre les mains du sujet le choix de garder ou pas un secret. Il est logique qu’elle suscite la méfiance d’une société tout entière gouvernée par le règne de l’évaluation.
Pourquoi ?
L’évaluation concerne aujourd’hui tous les individus et tout « des » individus : conduites, résultats, motivations intimes… Les systèmes d’évaluation ne doivent rencontrer aucune limite. Chacun doit se soumettre à la force du contrôle, c’est-à-dire ne lui opposer aucun secret. Les individus devraient en théorie jouir d’un droit fondamental au secret ; or, ils ont aujourd’hui le devoir de lever tout secret.
Le secret est un droit, selon vous ?
Oui, et comme tous les droits, il a affaire à l’inégalité. L’inégalité fondamentale, c’est une inégalité de force. Je considère que le plus faible doit pouvoir revendiquer un droit au secret à l’égard du plus fort, alors que le secret doit être interdit au plus fort à l’égard du plus faible. Selon ce principe, je suis contre les secrets d’État. Je constate bien entendu que les diverses nations ne sont pas de force égale. Qu’une nation ait droit au secret parce qu’il peut toujours y avoir des nations plus fortes, je l’admets : c’est ce qu’on appelle la sécurité nationale et son dérivé, le secret défense. Soit, le monde n’est pas un éden. Mais je constate aussi que le secret défense a souvent été utilisé pour protéger les puissants, alors que la sécurité nationale n’était pas en cause. L’État est toujours plus fort que les individus, les gouvernants sont toujours plus forts que les gouvernés, l’appareil judiciaire est toujours plus fort que les justiciables, les foules sont toujours plus fortes que les isolés. Le plus faible doit pouvoir tenir face à la demande du plus fort. Le secret est son arme principale, peut-être la seule.
Qu’est-ce qui est en jeu dans le secret : une singularité, une intimité ?
D’une manière générale, c’est une irréductibilité. J’emploie parfois le terme d’impénétrabilité, propriété que Kant reconnaissait à la matière. Avec le secret, la force des appareils – d’État ou autres – rencontre une barrière qu’elle ne doit pas pouvoir pénétrer. Mais ce que le sujet singulier souhaite placer sous la protection de cette impénétrabilité, c’est lui qui le décide. Préférences sexuelles, choix politiques : libre à chacun de choisir. Sade n’avait aucun problème à révéler de lui-même son imaginaire scandaleux, mais il aurait, je crois, considéré comme attentatoire, comme une violation de ses droits, qu’on le contraigne de révéler quel était son imaginaire.
À quoi sert le secret en définitive ?
Seul l’individu peut répondre dans le détail. Lui seul est capable d’imaginer à quoi lui sert son secret. Si l’on se place d’un point de vue général, le secret a la propriété d’empêcher qu’on passe directement de l’échelle individuelle à l’échelle sociale. Le rêve de la sociologie et de certaines philosophies consiste à pouvoir plaquer l’un sur l’autre, grâce à un simple changement d’échelle comme en cartographie, le discours sur la société au discours sur l’individu et réciproquement. Cela me fait horreur. Or, une chose y résiste, une seule peut être : c’est le secret des individus.
Le secret est donc un réservoir de liberté ?
Le secret ne sert pas à être libre – on peut en effet être esclave de son secret. Le secret ne garantit pas la liberté, mais sa possibilité.