Entretien avec Donatien Grau

Jean-Claude Milner : Parcours littéraire d’un intellectuel

Entretien avec Jean-Claude Milner. Propos recueillis par Donatien Grau. Transfuge, mars 2009.

Philosophe, essayiste, linguiste, Jean-Claude Milner est un intellectuel engagé. Familier de Lacan, il a suivi l’enseignement d’Althusser, de Chomsky, a côtoyé Benny Lévy. Après avoir fait paraître Le Juif de savoir, il réexamine aujourd’hui son engagement politique en publiant L’Arrogance du présent. À cette occasion, Transfuge a rencontré cet érudit, il revient sur son parcours littéraire hors du commun en évoquant Platon, Foucault, Barthes, Proust, Baudelaire, Mallarmé…

Jean-Claude Milner a côtoyé Barthes, Foucault, Lacan. Les travaux de Chomsky, c’est lui qui les a introduits en France. Il aurait pu être un brillant universitaire comme un autre – il est professeur d’Université. Pourtant, son savoir technique, il l’a utilisé et dépassé pour contribuer, depuis trente ans, à la réflexion littéraire et intellectuelle : Baudelaire, Mallarmé, Pasolini, Platon, Homère, Rossellini, rien n’est hétérodoxe pour cet esprit curieux, volontiers avide de la nouveauté et du paradoxe saisissant qui fait songer, tout autant qu’il se revendique de l’héritage de la pensée antique. Passionné de littérature et de cinéma, il ne s’arrête cependant pas aux arts : analyste de la vie politique française et européenne, à laquelle il a consacré plusieurs ouvrages, il ne manque pas de prendre parti dans l’espace public, afin de toujours éveiller la pensée. Dans son dernier livre, L’Arrogance du présent, il évoque l’expérience qu’il a faite de la mouvance gauchiste, en réfléchissant sur la structure du mouvement entre 1965 et 1975. Pourtant, loin d’être un simple témoignage, il s’agit surtout d’une réflexion généalogique. Jean-Claude Milner semble avoir fait sien le mot d’ordre du penseur Alain : « Nul n’a commencé à philosopher s’il n’a commencé à s’intéresser aux mots. »

Vous venez de sortir L’Arrogance du présent, un livre qui revient sur les mouvements d’extrême gauche de 1965 à 1975, dont vous avez été proche, avant de vous en éloigner. Pourquoi publier cet ouvrage maintenant ?

J’avais l’impression que le moment était venu. Cette période devient opaque : elle n’est saisissable essentiellement que par ceux qui en ont été témoins. Les repères ont disparu, ou ils ont été déplacés : c’est comme si une langue partagée par certains sujets se perdait. Elle n’existe plus que quand ils s’entretiennent entre eux, et ceux qui la parlent vont disparaître. Je m’adresse donc aux témoins, pour les convoquer face à ma compréhension des événements. Ce n’est pas mon problème de faire comprendre. Mon propos n’est pas du tout de l’ordre du souvenir : c’est une tentative d’élucidation destinée à ceux qui ont vécu ce que j’ai vécu. Si cela ne se fait pas maintenant, cela ne se fera sans doute jamais, tant les fondements de mon entreprise sont précaires.

Comment définiriez-vous le travail que vous avez mené ?

Je me suis engagé dans un champ assez neuf : même s’il y a eu beaucoup d’écrits sur mai 1968, il n’y en a presque pas eu sur le gauchisme et le maoïsme – à part le grand roman d’Olivier Rolin,Tigre en papier. J’ai donc cherché à démêler les différents fils d’un certain type de langue, tout à fait courante à l’époque : celle d’une dialectique qui envisageait le politique hors du champ parlementaire. La langue dialectique est lettre close pour la plupart de ceux qui ont aujourd’hui rapport au concept : elle est opaque. Il s’agit de l’idée que la politique commence où le champ parlementaire s’achève, alors même que rien ne semble plus important que la question politique. Cette conception nous est désormais complètement étrangère : même si elle est remise en cause, la politique repose sur un schéma parlementaire, dont témoignent les conflits entre la droite et la gauche, ou même l’élection de Barack Obama. Cette dimension est rentrée dans la considération du politique en tant qu’il appelle réflexion.

Vous évoquez le rapport au politique de ce que vous appelez le « Juif de révolution ». Quel sens donnez-vous à cette expression et quel est son rapport au judaïsme contemporain ?

Le Juif de révolution se pense lui-même comme la facette majeure du Juif de savoir : il s’accomplit dans un discours qui se présente comme une forme du savoir, en rapport étroit avec le marxisme, pour lequel la révolution est la conclusion dans un syllogisme dont la majeure est le savoir et la mineure l’économie politique. Le Juif de savoir n’a pas survécu à la découverte de l’extermination. Et de son dépérissement s’est ensuivi celui du Juif de révolution, en décalage. De la sorte, le judaïsme vit aujourd’hui dans la disjonction du savoir et de la révolution, mais dans l’affirmation et la revendication permanentes du « nom juif » – alors que le Juif de savoir ne pouvait en aucun cas dire « je suis juif ».

L’Arrogance du présent remonte à ce qui constitue vos années de formation, à l’École normale supérieure. Est-ce que la fréquentation de ce lieu a particulièrement marqué votre parcours ?

En effet. Lorsque j’y étais, il s’est passé beaucoup d’événements intéressants : Althusser a publié les textes qui ont constitué le noyau de l’althussérisme. Il s’agissait de la phase la plus productive de sa carrière tourmentée. Son séminaire avait une grande importance, pour moi, mais aussi pour d’autres, ceux que l’on a nommé les « althussériens » : il y avait des philosophes, mais pas seulement. J’étais particulièrement intéressé par son geste, qui consistait à considérer que le marxisme dont il se réclamait et le structuralisme qui commençait à avoir de la notoriété pouvaient être interrogés l’un par l’autre : il introduisait ainsi un nouveau regard dans les études. De surcroît, dans le cadre de son séminaire, il donnait la parole à des intervenants : c’est ainsi que j’ai pu, grâce à Jacques-Alain Miller, découvrir Lacan. Et il est arrivé un moment où ce dernier n’a plus pu faire son séminaire à Sainte Anne. Alors, Althusser a eu la formidable audace de l’inviter à le donner rue d’Ulm. Cette vie intellectuelle a suscité chez les jeunes normaliens des entreprises de publication auxquelles j’ai pu prendre part. On ne pouvait plus compter sur les revues existantes : Les Temps Modernes, Argument ne nous convenaient pas, ni les revues communistes. C’est pour cela que nous avons eu la volonté de créer un support autonome, qui a été les Cahiers marxistes-léninistes, puis lesCahiers pour l’analyse, dont j’ai été le secrétaire de rédaction pour la première année. C’est ainsi que j’ai appris à écrire par moi-même, ce qui était un exercice auquel ma formation ne m’avait pas habitué : ma première publication fut un article dans les Cahiers pour l’analyse, sur la fonction du point de départ chez Marx.

Vous avez ensuite été étudier au Massachussetts Institute of Technology. C’était avant l’époque de la French Theory ?

Ce que l’on a appelé la French Theory est arrivé plus tard. J’étais recommandé par le linguiste Jakobson pour avoir une bourse de post-doctorant, alors que je n’avais rien qui ressemblât à un Ph. D. Il avait fait un pari. Et j’ai découvert quelque chose qui était presque un tabou dans la formation franco-française que j’avais suivie : au MIT de l’époque, il ne s’agissait pas seulement d’être avant ou après Chomsky, on avait tous l’impression, les étudiants, les enseignants, que nous étions en train de changer la science du langage. Les travaux de chacun pouvaient faire date. Pour moi, cela a été l’affirmation à la première personne du savoir : jusque-là, même au présent, il était toujours resté à la troisième personne. Au fond, tout a été une question de hasard : la présence de Lacan rue d’Ulm, ma fréquentation du MIT précisément à cet instant-là de son histoire.

Roland Barthes, auquel vous avez consacré une étude, s’était montré très défavorable au mouvement gauchiste. Avez-vous pensé à lui en écrivant ce dernier ouvrage ?

Effectivement, il a eu horreur de mai 1968 et du gauchisme : il a ressenti un profond sentiment de rupture entre lui et des individus auxquels il portait de l’intérêt. Pour eux, Barthes n’a plus été que de l’ordre d’une distraction privée. En un sens, le gauchisme constitue la revanche de Sartre sur Barthes : Sartre a cessé d’être à l’horizon de la pensée le jour où il a publié la Critique de la raison dialectique. Le neuf est venu de Barthes : le structuralisme a incarné l’horizon de la nouveauté, jusqu’en 1968. Le gauchisme, avec son usage des massivités, a été la revanche de Sartre, qui se trouve aujourd’hui au purgatoire. Et c’est Barthes qui revient… Mais pas la période structuraliste : celle du Journal et de La Chambre claire, celle du Barthes qui a traversé l’aventure des signes. Mais le structuralisme a voulu s’attaquer à la massivité dans la pensée : l’intelligence structurale rejette la pensée massive, celle du gauchisme, qui trouve son sommet dans la Révolution culturelle chinoise, pour favoriser une pensée non-massive, minutieuse.

Dans quelles circonstances avez-vous fait la découverte de son œuvre ?

C’est encore dû à la chance d’avoir été rue d’Ulm. Dans ma deuxième année d’École, j’ai assisté au début du séminaire de Barthes aux Hautes Études : j’ai même assisté à la première séance de la première année. Nous devions être dix, maximum. La deuxième année, l’audience été plus importante, en quantité et en nature. La troisième, Barthes m’a dit que ce n’était plus la peine de venir : le cadre avait changé. J’étais venu à son cours par la littérature j’avais lu Le Degré zéro de l’écriture, et, quand j’avais vu son nom dans la liste des enseignements, j’avais immédiatement voulu y assister. Il a toujours gardé de la sympathie pour ceux qui avaient suivi très tôt son séminaire, et moi, j’étais un linguiste, ce qui l’intéressait dans son entreprise de sémiologie… Et c’est dans sa bouche que j’ai entendu pour la première fois le nom de Lacan : je ne savais même pas s’il était vivant…

Comment appréhendez-vous le parcours de Barthes ?

Il y a deux mouvements : tout d’abord, une certaine forme de discours marxiste, que l’on pourrait qualifier de « marxisme de la culture », qui correspond à des auteurs comme Brecht, Lukacs, Gramsci. Et ensuite, la rupture : dans un article publié dans la revue Argument, il lui oppose la pensée structurale, associée à une méthodologie minutieuse. Le meilleur exemple se trouve dans les textes théoriques qui suivent les Mythologies : y est présente une thématique empruntée à des discours marxistes, comme l’anticolonialisme. Il commente une photo de Paris Match, qui représente une scène dans les colonies françaises : son rejet est massif, il est lié au discours marxiste de l’époque. Mais il l’analyse de façon extrêmement minutieuse : comment une certaine photo, mettant en place un drapeau, un ciel bleu, porte un message massif de consentement au colonialisme. Le moment structural a consisté précisément à se prémunir contre toute massivité.

Comment comprendriez-vous son rapport à la littérature ?

J’ai le sentiment que le mot de « littérature » en lui-même était pour lui porteur de danger. Il le redoutait parce que c’était le nom d’une massivité. En ce sens, Le Degré zéro peut bien apparaître comme un manuel de méfiance, et il a très vite cherché à se prémunir contre la massivité que comporte le mot. C’est pour cela qu’il a très vite préféré le mot d’« écriture ». On peut certes qualifier son travail face à des objets littéraires, des auteurs ou des entités littéraires comme le roman de « critique littéraire ». Mais il me semble que ce qui intéressait Barthes, c’était le point où l’auteur auquel il s’intéressait déconstruisait la littérature. Comme si chaque texte était une prémisse, dont la conclusion serait : « et donc la littérature n’existe pas ». Son ouvrage sur Michelet en offre un parfait témoignage : il fait exploser la massivité de l’auteur en une pluralité de thèmes. C’est pour cela que le livre a été totalement compris quand il est sorti. La pluralité est le point crucial : l’unicité n’existe plus que dans le nom propre, le texte est mise à disposition d’une série d’éléments, qui ne sont pas des fragments, car ils ne s’additionnent pas, mais qui sont chacun une particule et une voie d’accès à la totalité.

Cette démarche vous paraît-elle offrir des pistes pour définir la littérature ?

Sur ce sujet, je suis Foucault, dans Les Mots et les Choses : il la définit comme une configuration repérable qui intègre un certain nombre d’éléments que sont la notion d’œuvre, celle d’auteur et de style, notamment. Mais pour Racine, la littérature n’existe pas. On peut le réinscrire dans la littérature, mais il n’en demeure pas moins que la notion de style est totalement inappropriée pour ses tragédies : il y a des écritures de Racine, mais pas de style de Racine.

Quelle différence faites-vous entre « littérature » et « écriture » ?

La délimitation entre les deux est une question qui se pose aujourd’hui, maintenant que ce qu’on appelle littérature a été volontairement mis à bas par Proust. C’est l’enjeu de ses Pastiches : ils démontrent que le style n’existe pas, puisqu’on peut l’imiter à s’y méprendre. Proust sait ce qu’est le style, par exemple celui de Flaubert, en tant que figure dépassée. Pour lui, il s’agit de quelque chose d’instrumental, qui a pour fonction que la Recherche du temps perdu soit minimalement saisissable. C’est pour cela qu’il donne à croire qu’il y a un style, avec de longues phrases, par exemple. Mais les langues sont mises en relativité, celle de la domestique Françoise face à celle de la duchesse de Guermantes. À l’intérieur même de la Recherche, il y a des pastiches, comme celui des Goncourt, et cela ne va absolument pas de soi. Il s’agit de la même explosion que celle qu’opère Joyce avec l’anglais dans Finnegans Wake. Ce qui reste, c’est le bien-dire, pour reprendre un terme de Lacan, qui était aussi utilisé par Proust. Céleste Albaret, qui a veillé sur lui à la fin de sa vie, évoque la possibilité d’une interdiction du livre, tout en n’y croyant pas. On peut penser que la conversation se situe après la publication de Sodome et Gomorrhe. Proust se met à rire et lui répond : « Je crois comme vous qu’on ne m’interdira pas […] Et voulez-vous savoir pourquoi, Céleste ? Parce que quand on sait dire, on peut tout dire. Et Marcel Proust sait dire. » Selon moi, ce « savoir dire » suppose que Proust est au-delà du style.

Cette fonction de la littérature, qui serait de « dire le monde », est-elle encore possible aujourd’hui ?

Elle l’était pour Proust, en raison de son adhésion à la guerre de 1914 : la Recherche est devenue ce qu’elle est devenue parce que le romancier a affronté le conflit et y a adhéré. Il l’a mis face à quelque chose qui faisait exploser les limites du possible et de l’impossible. Auparavant, la littérature traçait des limites à ce qu’il était possible d’écrire, et chaque écrivain construisait un système de limites propres : c’est encore le cas de Flaubert. La guerre a fait naître un projet autre. Je m’étonne qu’on ne remarque pas souvent que la fin des fins de l’œuvre proustienne, Le Temps retrouvé, est en fait le nom d’un impossible : ce qui est dit, c’est qu’on peut retrouver le temps et dépasser la mort. Si le temps peut être retrouvé, c’est qu’il n’y a pas de limites, et il n’y a pas de limites parce qu’il n’y a pas de limites à ce que l’homme peut faire à l’homme. Aujourd’hui, la question demeure absolument ouverte : la littérature continue-t-elle après la guerre de 1914 ? Aragon s’est posé la question, les surréalistes aussi : ce n’est pas pour rien qu’ils étaient tous des médecins, et qu’ils avaient vu de près les horreurs du conflit. Cette interrogation affleure de nos jours chez les écrivains les plus intéressants, mais la plupart tentent de l’éluder. On a l’impression que les écrivains cherchent à s’inscrire dans des limites, dans la langue de la littérature, tout en sachant que c’est une imitation. La plupart des textes littéraires sont écrits dans une langue d’avant 1914 : ce n’est pas un archaïsme, bien au contraire, mais une langue qui fonctionne pour beaucoup d’écrivains. C’est un constat qui, je pense, devrait solliciter l’attention. En revanche, je ne crois pas aux tentatives d’importation d’un morceau de langue dans l’écriture. Il faut faire autre chose.

Le lien entre écriture et philosophie, tel que vous le présentez dans votre ouvrage Le Triple du plaisir, pourrait-il montrer la voie ?

Je l’ai abordé à partir de Platon, qui pour moi est le « grand stratège », celui dont la doctrine, face aux épicuriens, dresse des pare-feu. Baudelaire et Pasolini, auxquels je me suis intéressé, ont été traversés par la tension entre le caractère déloyal du platonisme et leur propre loyauté. Leur stratégie a été celle du retournement : l’Idée, au lieu de se manifester par la beauté, se manifeste par l’horreur. Ils prennent au sérieux ce que Parménide dit à Socrate dans le dialogue qui porte son nom : « il y a une Idée de la crasse ». Ils ajoutent : « Il n’y a une Idée que de la crasse ». En ce sens, le texte le plus platonicien est sans doute le poème « Une charogne » : Baudelaire y emploie tout le vocabulaire de la spiritualité pour décrire une charogne, et la preuve que l’Idée platonicienne existe, c’est la charogne elle-même. Lui comme Pasolini étaient les héritiers de la figure antique du philosophe : celui qui s’engage pleinement dans son genre de vie. Pour nous un philosophe, c’est quelqu’un qui vit comme tout un chacun et, de temps en temps, se livre à l’activité qui lui donne son nom. Dans l’Antiquité, avant la forme de révolution culturelle qu’a été le christianisme, il s’agissait de vivre vingt-quatre sur vingt-quatre en philosophe.

Vous évoquez Pasolini : comment rattachez-vous sa perspective cinématographique à celle, littéraire, de Baudelaire ?

Pasolini s’est posé la question du sérieux du choix de genre de vie. Dans son monde, celui de la deuxième moitié du XXe siècle, qui n’est pas tellement différent du nôtre, avec le traumatisme des deux guerres mondiales, il se demande : quel est le genre de vie que je vais choisir ? Vais-je vivre en prostitué, en homosexuel, en prostitué mâle alors que je ne suis pas homosexuel ? Il s’agit pour lui de retrouver le sérieux de la question de ce que les Grecs appelaient le bios, la vie que l’on mène. Et Pasolini diffère considérablement de Rossellini : pour ce dernier, l’interrogation est être un saint ou ne pas être un saint ? C’est visible dans Europe 51, dans Les 11 Fioretti de François d’Assise, et, plus encore, dans Allemagne année zéro, où la tragédie des Allemands est de ne plus pouvoir être des saints. Mais Pasolini n’est pas chrétien : pour lui, dans le choix de vie, le degré ultime de sérieux est représenté par le choix sexuel. À la fin de Teorema, tout le monde choisit. La servante d’être une sainte, mais le père de famille atteint la loyauté ultime : il aborde un prostitué dans la gare. Il s’agit donc d’un choix de philosophe préchrétien. Il est probable que Pasolini les connaissait, il avait dû lire les livres de Bignone sur Épicure. Et Baudelaire partageait cet héritage : il ne faut pas oublier que le fameux vers, « Ô mort, vieux capitaine », est une citation mot pour mot d’Épictète. Ce qui m’importait dans les deux cas c’est le renversement : ce qui reste du platonisme, c’est la prise en compte de l’ordure. Platon savait quelle était la question, et il l’a sciemment évitée. En ce sens, Le Triple du plaisir est un texte antiplatonicien.

Évoquant Mallarmé et Baudelaire dans Mallarmé au tombeau, vous soulignez le caractère politique de certains de leurs poèmes. Comment en êtes-vous venu à cette conclusion ?

J’ai repris la lecture, à mes yeux plausible, du poème de Baudelaire « Le Cygne » comme un inspiré par l’échec de la révolution de 1848. Comme Mallarmé reprend le thème du cygne, dans son sonnet « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui », j’ai jugé hautement probable qu’il reprenait aussi l’arrière-plan. Toutefois, la révolution vaincue n’est plus la même : pour Mallarmé, c’est la Commune. Mais Baudelaire prend souvent des positions politiques, c’est particulièrement visible dans deux des Petits Poèmes en prose : l’un évoque la lutte des classes, l’autre s’adresse à un garçon qui siffle et dont la tête est destinée à tomber sur l’échafaud. Il s’est penché sur la politique au sens large, notamment sous la forme de l’inégalité, qui le révoltait, et il a réfléchi sur la question de l’argent. Et Mallarmé, dans un texte sur Rimbaud, évoque la question des droits d’auteurs, en comparant la langue et le numéraire : pour lui, la question politique était extrêmement sérieuse. En effet, le livre n’a de sens que s’il est un moyen de modifier le monde. S’il n’y arrive pas, ce n’est pas la peine : on peut supprimer le livre, et le dernier mot appartient au hasard.

Lecteur de grands auteurs, vous avez beaucoup réfléchi sur le judaïsme. Quelle influence la Bible exerce-t-elle sur votre travail ?

Je suis particulièrement sensible à la langue de l’Ancien Testament, à ce que j’appelle son « insolence », la langue des prophètes, d’Isaïe et Jérémie, notamment. L’Ancien Testament est toujours très violent, d’une chaleur extrême, beaucoup plus que le Nouveau. Mais il y a une génialité de ce qu’on perçoit dans les propos de Jésus : « qui n’a jamais péché lui jette la première pierre », c’est une formule unique. Je suis aussi très sensible, comme Renan avant moi, à l’art de l’insulte qui est poussé extrêmement loin : « race de vipères », « sépulcre blanchi » dit Jésus aux Pharisiens. L’autre évidence du génie, c’est Saint Paul, avec les Épîtres, du point de vue du style comme de la pensée. Il est à la fois le témoin et l’auteur d’un bouleversement : le moment est rare. Enfin, je suis très sensible à l’Apocalypse, qui est comme un exercice d’écriture de la terreur. Parfois même, avec mes faibles moyens, j’essaie de reprendre des cadences de tel ou tel passage de la Bible, du début de l’Apocalypse, par exemple. Mais je suis athée, j’ai un rapport fort à la figure du savoir : je n’aurais jamais été prêt à suivre le trajet de Benny Lévy, qui s’est retrouvé face à une totale déperdition de toutes les procédures de lecture qu’il avait apprises par les mêmes méthodes que moi. Après des études, on est dans la position de penser qu’aucun texte écrit ne vous résiste. Or il s’est retrouvé face à des textes dont il ne comprenait rien : tout était d’une opacité insurmontable, c’était une épreuve violente. À supposer que je ne sois pas un athée convaincu, j’ai tout de même la conviction qu’aucun texte ne peut résister. Au fond, ma doctrine est « ni Dieu, ni maître » – et elle est probablement celle de qui a un rapport au savoir.

Quel regard jetez-vous aujourd’hui sur ce passé que vous évoquez dans votre dernier livre, L’Arrogance du présent ?

Quand j’ai rompu avec le gauchisme, j’ai aussi rompu avec la pensée massive. La linguistique, que j’ai pratiquée comme universitaire, est fondamentalement antimassive, elle ne fonctionne que sur le détail. Il fallait donc abandonner la méthodologie massive, ce que j’ai fait dans des microlectures, comme celle d’un sonnet de Mallarmé, ou même de l’œuvre de Barthes. Je me suis demandé pourquoi il avait tant insisté sur le fait que jamais un philosophe n’avait été son maître : c’est qu’il y voyait les dangers de la pensée massive. Toutefois, après avoir pratiqué cette ascèse, je pense qu’on peut revenir vers la pensée massive : c’est ce que j’ai fait avec le triptyque dont L’Arrogance du présent constitue le troisième volet, et dont un précédent volume était intitulé Les Penchants criminels de l’Europe démocratique. Cependant, il faut en avoir mesuré les risques, et toujours garder en tête la nécessité de la minutie, qui apparaît sous la forme des disjonctions, de la mise en évidence des équivoques, même quand le sujet se présente dans une apparente massivité, comme le mot « gauchisme ». Il s’agit donc d’une double convocation du massif par le minutieux et du minutieux par le massif, que favorise ma formation de philologue. C’est sans doute pour rééquilibrer les perspectives que je vais renouer avec des entreprises plus minutieuses. Mais qui sait si je vais les publier…

Vous avez publié plus de trente volumes. Comment écrivez-vous ?

Une des inquiétudes qui m’habite depuis très longtemps est de ne pas pouvoir matérialiser ce que j’ai eu tête. Au fond, la maladie de ceux qui ont un rapport au savoir est qu’ils ne peuvent pas écrire. De la sorte, pour écrire, il vaut mieux ne rien savoir. Mon expérience aux États–Unis a donc été très importante : elle m’a inculqué le principe qu’on ne doit écrire que si on dit quelque chose de nouveau. Mais que c’est possible, et qu’il faut donc le faire tout de suite. En ce qui me concerne, je suis particulièrement sensible à la longueur des périodes où je ne publie pas : il y a le temps d’écriture du livre, le mois qui suit la sortie. Puis la non-écriture. Le compteur repasse à zéro. On se retrouve dans une situation où on n’a pas écrit et c’est comme si on ne pouvait pas écrire à nouveau. C’est pour cela que je dis que je suis quelqu’un qui n’écrit pas. On n’écrit que le livre d’après, dont on n’est jamais sûr qu’il aura lieu. Cette période où je n’écris pas, il doit s’y passer des choses. Mais je m’y ennuie.