Entretien avec Vanessa Prévost

Vous êtes né au Liban en 1963 et demeurez discret à l’égard de vos origines. Pourtant, dans La Fin de l’impossible, vous concédez : « Ma passion philosophique ne s’enracine pas seulement dans la teneur singulière de ma subjectivité, mais aussi dans ce passé dont je n’ai rien voulu savoir pendant longtemps… »

Il y a chez le philosophe une volonté de s’expliquer avec le monde, mieux : de se mesurer à lui par la configuration qu’il en donne. Mais le philosophe possède aussi, en tant qu’il est un créateur, le désir de s’expliquer avec la vie en général et avec la sienne en particulier. La philosophie s’est imposée à moi comme la voie dans laquelle je pouvais m’expliquer au mieux avec ce qui m’était arrivé. La distance qu’elle requiert de la pensée est venue pour ainsi dire recouvrir l’exil que j’ai été amené à subir au cours de la première partie de ma vie. Celle-ci fut mouvementée, et mon adolescence hantée par la nécessité de rompre avec toutes les « appartenances » dont le poids m’écrasait. Mon pays natal m’a toujours fait honte. Et ses choix actuels me répugnent. Déjà à l’âge où je me bâtissais une personnalité, rien ne parvenait à me rattacher aux idéaux que ce pays sans nation croyait devoir défendre, et c’est peu dire que l’étroitesse de vue qui le caractérise sur le plan politique, social et culturel, continue de me désespérer. Ouvrir la porte de la France à 10 ans, ç’aura été pour moi refermer à tout jamais celle de l’Orient où je suis né – cet Orient qui n’a de « compliqué » que sa dangereuse bêtise. Ne croyez pas que j’ai connu le paradis en arrivant en France : le Français que je me croyais être n’a subi, dans les premiers temps, qu’une forme d’ostracisme extrêmement violent, qui m’a contraint à demeurer à l’écart. Mais c’est justement pour rendre supportable cet écart que je me suis alors mis à le cultiver, à le revendiquer comme tel. Or, la philosophie entre dans cette volonté de donner à la mise à l’écart un sens, un contenu rigoureusement positif, parce que le discours philosophique se doit, par principe, d’être intempestif, inactuel, un discours éloigné, qui ne reçoit pas les faits sans procéder à leur interprétation. J’ajoute à cela qu’un idiome comme celui de la philosophie (avec son vocabulaire, sa syntaxe, sa grammaire spécifiques), voire cette langue dans la langue qu’est le parler de la phénoménologie, m’ont séduit dans la mesure où ils viendraient se substituer à la langue des origines, à savoir le français, cette langue dont je n’ai jamais vraiment su si je pouvais, si j’avais le droit, de l’appeler ma langue « maternelle ». « Je n’ai qu’une langue, or ce n’est pas la mienne », disait Derrida. Moi aussi je n’ai qu’une langue, la même que celle de Derrida, et comme ce n’est pas non plus la mienne – c’est du moins ce que l’on prétend dans le pays où je suis né –, j’ai été attiré par le fait que je pouvais peut-être cacher ma voix (voire la possibilité d’une pointe d’accent) derrière une parole « artificielle » qui, de fait, n’appartient à personne, et qui s’appelle la langue philosophique ou le langage du concept. Est-ce ainsi que vous vouliez que je réponde ?

Cette inactualité qui vous est si chère, vous dites qu’elle est mise à mal dans la philosophie contemporaine. Vous citez dans votre dernier livre Léon Chestov disant, au siècle dernier, que « toute la philosophie moderne exprime non pas ce qui fait vivre les hommes, mais ce que leur souffle l’esprit de l’époque ». En quoi ce constat vous semble-t-il justifié de nos jours ?

L’esprit de l’époque qui s’incarne en philosophie ne laisse absolument aucune possibilité à la question « Qu’est-ce qui fait vivre les hommes ? ». Ce qui fait vivre les hommes, c’est pourtant, de manière tautologique, leur vie, c’est-à-dire leurs sentiments, leurs épreuves, leurs pulsions, et la pensée qui naît de ces affects. Or nous vivons une époque où l’on pense avoir liquidé à tout jamais la question de la subjectivité. Ce fut le credo du structuralisme et c’est celui de la philosophie analytique aujourd’hui. Tout cela repose, selon moi, sur une peur réelle, sur l’effroi de ce qui est « incarné » et qui, par son « excédence », échappe à toute forme de maîtrise, voire à toute mensurabilité ; cette situation a d’ailleurs nourri une idéologie post-moderne qui croit pouvoir passer sous silence les questions que l’esprit humain s’est posé au cours d’une longue histoire. Ce qui m’intéresse toutefois, s’agissant de la philosophie analytique, ce courant qui a bien sûr son sens et son importance, ce sont les raisons qui président à son hégémonie actuelle et qui me semblent indissociables de la place que prend le puritanisme anglo-saxon dans notre monde. La philosophie qui domine dans le monde anglo-saxon est celle d’un monde profondément puritain, dans lequel la question du corps charnel et de la vie ne peut entrer en ligne de compte que d’une façon extrêmement marginale. Toutes les questions relatives au langage, à son essence et à la signification, évacuent d’emblée ce que la philosophie dite « continentale » interprète en termes de subjectivité incarnée (même si elle n’ose pas le reconnaître aussi abruptement). Le matérialisme des sciences cognitives, qui vient au secours de la philosophie analytique, ne dit rien non plus de la « chair », du Soi charnel et pulsatile, comme l’appelle D.H. Lawrence. Toutes ces disciplines reposent en outre sur la substitution de l’entendement (mind) à l’esprit (spirit) ou du cerveau (brain) à l’entendement.

Comment vous situez-vous au regard de cet esprit du temps ?

Je souhaite apporter une réponse au nihilisme. Mais le nihilisme dont je parle n’est pas un trait d’époque, comme l’ont pensé Nietzsche et Heidegger, c’est une possibilité de l’âme humaine, qui s’exerce en tout lieu et de tout temps. Comme le concept de modernité, celui de nihilisme est une catégorie spirituelle et non pas historique. Il s’agit d’un mouvement par lequel le moi se retourne contre la vie en raison de son excédence même. En règle générale, voyez-vous, j’essaie d’avoir une position responsable face aux violences exercées contre l’homme. C’est la liberté, en somme, qu’il s’agit de sauver, et il est temps de reconnaître qu’elle ne s’éprouve, cette liberté, dans toute sa plénitude, que dans l’acte de création. D’où la réflexion que je mène depuis dix ans sur le point de croisement de l’esthétique et de l’éthique. Cette réflexion, je l’admets, a une certaine résonance politique, mais cette résonance se déploie très clairement en dehors des affaires actuelles (ou factuelles) de la Cité.

Comment en êtes-vous venu à élaborer le concept d’esth/éthique pour penser la conjonction de l’éthique et de l’esthétique ?

Pour ce qui est de l’esthétique, je parle de la création, de l’acte de créer, et non pas du beau ni de la beauté. Cela devrait m’inciter, par souci de précaution, à placer entre guillemets le terme d’esthétique que je ne m’empêche pourtant pas d’employer. Et, de fait, sur ce territoire que j’ai appelé, à l’aide d’un mot-valise, le champ de l’esth/éthique, l’esthétique ne saurait être confondue avec une quelconque doctrine du goût, pas plus que l’éthique avec la morale. Pour répondre à votre question, je dirai donc que la théorie esth/éthique est née de la nécessité qu’il y a, selon moi, à articuler le rapport éthique à soi et le besoin de création qui est propre à l’esprit humain, au sens particulier où je prends ce mot. On définit traditionnellement « l’esprit » comme la faculté de la compréhension. Mais l’on peut tenter de penser la spiritualité de l’esprit autrement qu’en termes d’intelligence. À l’origine, le mot « esprit » renvoie au « souffle de la vie » ; le spiritus est « re-spiratio ». En ce sens, le mouvement de l’esprit n’est autre que celui d’aspirer à ce qui l’inspire.

C’est en tout cas à partir de l’exposition et de l’interprétation des pensées de philosophes (Rousseau, Nietzsche, Kierkegaard, Chestov, Wittgenstein), mais aussi d’écrivains (parmi lesquels Mallarmé, Romain Gary) et d’artistes que se déploie la vôtre…

La vie de l’esprit ne s’épuise-t-elle pas dans ce mouvement par lequel l’homme aspire à ce qui tout d’abord l’inspire ? Tous les auteurs que vous citez m’inspirent – et c’est cette inspiration (parfois critique) qui rend possible l’aspiration qui guide ma recherche. Tel est le sens de cette sollicitation. Chacun joue, dans ce dialogue de l’âme avec elle-même qu’est la philosophie, le rôle du « témoin intérieur » avec lequel et devant lequel il m’est donné de penser. Mais sans doute n’en sera-t-il pas toujours ainsi. Il arrivera bien un moment où, sur la base de ce que je suis en train d’élaborer en m’appuyant sur tous ces « prédécesseurs » que vous avez énumérés et que je considère comme des « alliés », je déploierai mon « explication avec la vie » de façon moins dialogique. On verra. Ce que je peux vous dire pour l’instant, c’est que chacun des auteurs qui m’ont inspiré et aidé à étayer une réflexion qui cherche à comprendre la conjonction possible de l’éthique et de l’esthétique, s’est confronté à cette question. Et chaque réponse fait écho à toutes les autres. En réalité, chacun fait une place déterminante à une problématique qui ne lui appartient pas en propre, puisqu’elle appartient à tout être humain. Cette problématique est celle que Wittgenstein a résumée dans l’un de ses carnets par cette notation : « La question est : Comment traverses-tu cette vie ? » Chaque homme doit faire face à cette question. Ce faire-face participe de son humanisation. Si les écrits d’artistes m’intéressent tant, ce n’est donc pas d’abord pour ce qu’ils disent de leur art, en particulier sur le plan formel, mais pour ce qu’ils suggèrent de leur expérience éthique en tant que créateurs. Car enfin, qu’est-ce que créer, sinon s’aménager, se ménager, une traversée supportable de la vie ? C’est le développement de cette question qui forme le cadre de la théorie esth/éthique.

Dans l’établissement de cette théorie Nietzsche occupe une place particulière…

Nietzsche demeure à ce jour le penseur de la création qui m’inspire le plus, d’autant qu’il a entrepris, dans cette perspective, une critique radicale de la subjectivité. Cette critique se développe selon deux perspectives distinctes. La première consiste à déconstruire la subjectivité, de sorte que le sujet apparaisse comme un simple effet de langage, un pur sujet grammatical. Cette déconstruction a été des plus fécondes tout au long du XXe siècle : tous les grands philosophes, d’une manière ou d’une autre, se sont placés dans son sillage. La seconde perspective, à laquelle peu de personnes ont porté jusqu’ici attention, se trouve consignée dans le chapitre intitulé « Des contempteurs de la chair » au livre I d’Ainsi parlait Zarathoustra. C’est à partir de cette seconde critique que l’on peut, je crois, redéployer la question de la subjectivité sur de nouvelles bases ; en tout cas c’est cela que j’ai entrepris dans Où je suis – Topique du corps et de l’esprit. La position qui est la mienne prend donc acte des critiques du sujet qui ont eu lieu au XXe siècle, mais sans les considérer comme le dernier mot à l’égard de la subjectivité. Cette position a été rendue possible par le fait qu’au temps de mes études j’ai découvert la phénoménologie, cette phénoménologie qui a posé la vie subjective absolue comme le fondement de toute chose. Si étrange que cela puisse paraître, cette découverte m’a amené à m’intéresser à Jean-Jaques Rousseau dont la pensée, m’a-t-il alors semblé, devait être justiciable d’une interprétation phénoménologique qui n’avait pas encore eu lieu. À l’époque où j’explorais les arcanes de la pensée de Rousseau, j’ai découvert par hasard la réflexion sur l’affectivité de Michel Henry, un philosophe avec lequel je me suis par la suite lié d’amitié et dont j’ai édité les « essais et conférences » aux PUF, peu de temps après sa mort. Cette rencontre a été déterminante pour comprendre phénoménologiquement ce que Rousseau cherchait à dire sur un plan littéraire ou philosophique. Parallèlement, je me suis intéressé à celui qui considérait Rousseau comme son ennemi juré, à savoir Nietzsche. Et c’est la confrontation de ces deux auteurs qui m’a conduit à réfléchir sur l’essence de la subjectivité et sa structuration selon une double polarité : l’amour de soi et le désespoir.

Il s’agit de la structure de ce que vous appelez « le plan de la vie »…

Vivre c’est quoi en effet ? C’est éprouver – mais c’est d’abord et avant tout s’éprouver soi-même. Michel Henry l’a très bien expliqué, à la suite de Descartes, Malebranche, Rousseau, Maine de Biran… Mais parce que le vivant s’éprouve soi-même dans la vie, la vie elle-même se constitue en plan. Je ne sais pas si Henry aurait souscrit à cette conception qui topologise « l’épreuve de soi ». Je pense, en tout cas, pour ma part, qu’il importe de décrire le plan de la vie comme un plan tracé par la modification interne des structures de la subjectivité, c’est-à-dire par la transformation de l’amour de soi en désespoir, et du désespoir en amour de soi. Ces deux structures de la subjectivité, l’une étant l’envers de l’autre, permettent en tout cas de comprendre la manière dont l’ensemble des affects qui surviennent au moi se dialectisent les uns dans les autres. Comme les affects qui le constituent, le plan de la vie est invisible, et c’est sur lui que de façon consciente ou inconsciente, peu importe, nous nous tenons et avançons, tous tant que nous sommes et chacun pour sa part. Chacun a son plan de vie et chaque plan sa trame impressionnelle spécifique. Mais la représentation qui peut en être faite ne se produit que rétrospectivement. C’est ce que suggère à sa façon la littérature, la narration romanesque, qui trouve sa justification non seulement dans « l’exploration de l’existence », comme disait Kundera, mais aussi dans la description du plan de la vie. En plus d’être un plan, la vie (le fait de s’éprouver soi-même) est ce qui fait de l’homme un être solitaire, un être qui ne va à la rencontre de son semblable que dans la conjuration de sa solitude fondamentale. L’être-ensemble qui donne son sens propre au « politique » est toujours une tentative de conjuration de l’impossibilité de vivre ensemble. Or, dans la définition de l’être humain comme animal politique, il y a comme une manière de se donner d’emblée l’être-ensemble comme une réalité, alors que cette soi-disant réalité se trouve contredite dans les faits à tout moment. Rien de réel ne nous fait vivre ensemble, pas même le manque, le besoin ou la peur. La fraternité est un horizon qui recule à mesure qu’on s’en approche. Le vivre-ensemble est toujours à conquérir, il n’est jamais donné. Mais à conquérir à partir de quoi ? À partir d’un site que le politique (l’être-ensemble) n’occupe jamais. Ce lieu est le « plan de la vie », ce plan d’immanence et d’impression constitué par la façon dont, dans le corps, les affects se transforment les uns dans les autres en devenant des forces. Dans cette perspective, l’être-ensemble n’existe plus que comme une aspiration à vivre-ensemble. Il s’agit essentiellement d’une aspiration et, donc, pour cette raison, d’une catégorie spirituelle. Nous ne sommes ensemble que quand nous aspirons en commun à quelque chose qui ne nous est justement pas donné. Un être-ensemble n’est possible qu’au niveau de nos aspirations (qu’elles soient contingentes ou essentielles, peu importe), et ce niveau est « phantasmatique » au sens le plus fort du mot (j’ai analysé ce sens dans la deuxième partie de L’Europe et son fantôme). Les grands phénomènes révolutionnaires où l’on voit un groupe s’unifier par son aspiration à ce qui n’existe pas encore donnent toujours le sentiment d’un être-ensemble extrêmement concret. Quoi qu’il en soit, le mouvement de la subjectivité qui permet au plan de la vie de se déployer est lui-même toujours lié à l’aspiration. Et celle-ci est une machine de guerre contre le nihilisme. Le problème, c’est que la télétechnologie de notre monde ultra-médiatisé dans lequel nous sommes bombardés en permanence d’informations et sommés de « communiquer » tend à tuer toute disposition à l’inspiration. Or, cette disposition intérieure est ce qu’il nous faut préserver à tout prix. C’est le grand trésor de l’esprit ; c’est notre chance.

Cette disposition, vous l’appelez : réjouissance…

La question est : comment peut-on se rendre sensible aux effets du nihilisme, dans un monde où le nihilisme est devenu la figure même de l’être ? Pour reconnaître ces effets, il faut être dans une disposition qui est elle-même un refus, un rejet du nihilisme, et cette disposition, c’est la réjouissance. La réjouissance est une catégorie éthique. J’appelle éthique ce qui relève de ce « travail sur soi » qui est destiné à rendre pour soi la vie possible, c’est-à-dire, étant donné que nous sommes tous déjà dans la vie, de rendre la vie meilleure que ce qu’elle est. Mais le « travail » éthique vise d’abord et avant tout les conditions d’accès à ce télos que les hommes nomment depuis toujours le bonheur. La philosophie comme pensée de l’être – et donc du monde – considère généralement que ces conditions ont partie liée avec la réalité extérieure (la situation sociale, économique, etc.), mais la vérité est qu’elles ont trait d’abord à la manière dont il nous arrive de désespérer de notre propre désespoir par pur amour de soi. La réjouissance, contrairement au bonheur, n’est pas un état ; c’est la manière dont la vie « se reprend » par amour de soi et déploie à son profit un maximum de possibilités. La réjouissance c’est la conscience que la vie sera toujours plus forte que le réel. C’est cette « énergie du désespoir » grâce à laquelle il n’est plus question de désespérer. La réjouissance désigne la disposition éthique par excellence. Elle équivaut à la conviction que la vie ne se limite pas à « ce qui est le cas » (c’est-à-dire aux événements qui forment le monde, si l’on en croit Wittgenstein) ; ou, pour le dire autrement, qu’il y a toujours dans la vie davantage que ce qui, simplement, nous arrive.

Se dessinent dans vos ouvrages les linéaments d’une pratique qui n’est pas sans évoquer le Principe responsabilité de Hans Jonas.

Cette remarque m’a déjà été faite, et peut-être m’incitera-t-elle un jour à dialoguer avec ce livre. Mais il me semble que la philosophie de Hans Jonas est d’inspiration plus morale qu’éthique, au sens où je comprends ces termes. Permettez que je n’entre pas dans la question de cette différence ; je dirai uniquement, par souci de clarté, que la morale se définit comme bienveillance ou bienfaisance à l’égard d’autrui, alors que l’éthique est ce travail sur soi qui ne regarde que le Soi lui-même et comme tel. Là où Jonas me semble dire quelque chose d’essentiel, c’est qu’il faut penser dans un même mouvement la responsabilité morale et l’ouverture de l’avenir. Mais Jonas donne un sens précis à cet avenir : c’est, pour lui, le devenir du monde, dans ce qu’il a de plus factuel. Or, c’est sur ce point que je me désolidariserais de lui. Car si je suis d’accord sur le principe – l’avenir est notre responsabilité –, je suis plutôt réticent sur ses modalités d’application. Jonas parle de responsabilité vis-à-vis des générations futures, cela demeure à mon sens trop abstrait ; en tout cas cela ne permet pas de motiver un principe d’action immédiate. Rendre possible la vie pour soi, compte tenu de la nature de l’égoïsme humain, la rendre possible par l’aspiration à ce qui nous inspire au tréfonds de notre être, à savoir le fait de vivre et d’accroître les potentialités de la vie, cela me semble être, en revanche, une modalité moins hypothétique, plus réaliste et peut-être même plus efficace que le fait de compter sur une responsabilité vis-à-vis des générations futures. Il faut évidemment que la philosophie nous aide à comprendre quelles sont les potentialités de la vie qui peuvent, aujourd’hui, connaître un accroissement susceptible d’ouvrir l’avenir. Mais en est-elle encore capable ? Je voudrais croire que oui.

De Nietzsche vous réhabilitez certaines des intuitions les plus décisives, parmi lesquelles celles du philosophe artiste, du philosophe qui ne pensera jamais qu’à partir de soi, qu’en vue de soi…

Disons plutôt que le philosophe-artiste est celui qui pense toute chose dans l’optique de la vie. Car la vie est cette dimension qui non seulement rend « problématique » tout objet de pensée, mais permet de franchir le seuil des évidences vers lesquelles la poursuite de la vérité conduit le philosophe. Ce franchissement est nécessaire si la philosophie se veut créatrice, si elle veut innover. Franchir les évidences est la condition de toute création de concept. Deleuze disait très justement du philosophe qu’il est un créateur de concepts. Mais il faut préciser que ce n’est pas la raison qui crée le concept, c’est la vie dans son déploiement invisible. Plus exactement ce sont les conditions d’accroissement de la vie, cet accroissement qui passe par l’augmentation des possibilités de sentir, d’imaginer, de penser, de tout ce que le « vivre » est capable de faire éprouver à l’être humain qui l’incarne. Le concept est alors ce qui permet au « vivre » lui-même de surmonter un problème qu’il rencontre, de lever un obstacle sur lequel il bute et qui entrave son mouvement. Et c’est bien parce qu’il est cette création de la vie aux prises avec elle-même, de cette vie qui cherche à se rendre pour elle-même « la vie possible », que le concept s’affirme aux yeux de la raison comme une « vérité ». Certes, cette vérité créée par la vie et appelée concept n’en est pas une parce qu’elle imposerait son universalité et sa nécessité à la pensée de tous les hommes. Cette vérité est vraie dans la seule mesure où la vie y trouve des possibilités nouvelles d’épanouissement. Le philosophe est alors celui qui « tient pour vrai » ce qui donne au « vivre » un surcroît d’intensité. Et il en va de même pour celui qui estime que le philosophe « dit vrai ». Comment, dès lors, ne pas en conclure que la philosophie est un art ? La philosophie est l’art de transformer en vérité universelle, et universellement contraignante, ce qui n’accroît les potentialités de la vie qu’au regard d’un esprit particulier. Cet art opère un coup de force, fait preuve d’une outrecuidance inouïe. Le philosophe veut dire au monde son fait – mais il le dit sur fond d’une expérience qui n’est jamais que la sienne propre. Aussi la philosophie n’est-elle, pour reprendre une formule impeccable de Chestov, que l’enseignement de vérités qui dans le fond n’obligent personne.