Le Monde des livres, 20 mai 2005, par Roger-Pol Droit

Paul Audi, penseur en solitaire

Auteur déjà d’une bonne douzaine d’ouvrages, ce philosophe atypique commence à être reconnu hors de France.

Le travail de la pensée est souvent fait d’intuition et de tâtonnement. Du côté intuition, un penseur sait d’emblée où il se trouve et où il veut aller. Même s’il ne possède aucune représentation claire et nette de sa situation, les thèmes qu’il choisit, l’élan qui le porte indiquent une forme de certitude. Il arrive qu’elle s’ignore longtemps, que des années soient nécessaires pour mettre en place les pièces du puzzle et discerner enfin sa figure centrale. Un jour, cette marche à l’aveugle cesse. Celui qui chemine voit où il est, distingue vers quoi il s’efforce d’aller. Et les autres, à leur tour, peuvent s’y repérer.
C’est ce qui arrive aujourd’hui à Paul Audi. Ce philosophe atypique a publié, depuis 1994, pas moins de treize livres, sans compter une bonne série d’articles de revues ou de chapitres dans des ouvrages collectifs. Le point commun de ces textes semblait difficile à préciser. On y retrouve évidemment une même sorte de fièvre ou de tension, une série de préoccupations où se conjoignent la vie du corps et la création artistique, l’éthique et la passion, le souci d’ancrer la pensée dans la vie physique et l’attention à une exigence qui dépasse les limites de soi. Mais quel rapport entre Rousseau, auquel ce normalien agrégé de philo a consacré sa thèse, et les créateurs, apparemment si dissemblables, successivement abordés de livre en livre : Picasso, Mallarmé, Schopenhauer, Wittgenstein, Nietzsche ? Si l’on ajoute Michel Henry et Romain Gary, la perplexité ne fait que croître. Comment tout cela tient-il ensemble ?
« Ce qui m’intéresse avant tout, chez ces auteurs d’exception, auxquels on pourrait encore ajouter Montaigne ou Kafka, Descartes ou Thomas Bernhard, c’est une certaine intranquillité, une conscience de notre réalité intime toujours écartelée entre l’amour de soi et le désespoir, précise Paul Audi. Cette intranquillité ne les a pas empêchés de vouloir faire de la vie quelque chose d’autre et de plus élevé que ce qu’elle est en réalité. Par ce désir, ils touchent à une forme de réjouissance sans fin dont je voudrais, en philosophe, percer le secret. C’est pourquoi ces figures héroïques passent loin de notre époque, qui s’emploie à faire honte à ceux qui cherchent à intensifier la vie et à élargir le champ de ses possibles. »

Pour saisir le sens et les conditions de cette intensification et de cette « réjouissance », il faut lire le livre de Paul Audi intitulé simplement Créer. On comprend avec ce texte l’unité profonde de ses pérégrinations antérieures. Elles convergent toutes vers ce qu’il nomme « théorie esth/éthique ». L’idée centrale, à la fois curieuse et neuve, est que l’acte de création et le comportement éthique ne forment, dans le fond, qu’un seul et même geste, qui naît de la vie elle-même et finalement l’excède. « C’est l’excédence de la vie, la plénitude débordante, irréductible du vivre, que l’individu ne peut mettre à distance de soi, c’est cela qui fonde dans les profondeurs de l’être le règne de l’activité créatrice. » Quant à l’éthique, indissociable de cet excès de la vie sur elle-même, elle consiste d’abord, pour Audi, en un travail sur soi. « Un travail, ajoute-t-il, où c’est moi-même qui suis la tâche. » C’est ainsi l’acte même de création qui se révèle éthique et esthétique tout ensemble. On se trouve fort loin d’une conception simplement normative et seulement rationnelle de la moralité.
Se serait-on éloigné de la philosophie ? Il ne semble pas. « La philosophie, dit Paul Audi, ne s’accomplit qu’au sein d’un corps à corps avec cela même qui, en nous-mêmes, nous dépasse. Or, ce qui nous dépasse n’est pas le monde, ce n’est pas ce qui relève d’un « dehors », c’est ce qui nous situe, sans forcément que nous le voulions, mais toujours solitairement, sur ce que j’appelle le plan de la vie, qui ne recouvre ni le champ social ni l’espace politique. »
D’où vient cette relation singulière à la solitude ? Comment s’est constituée chez ce philosophe la distance, autrefois courante, aujourd’hui si rare, envers l’agitation du temps ? Sans doute, pour l’entrevoir, faut-il savoir que Paul Audi est né en 1963 au Liban. Il a connu les déchirures d’un pays en guerre, l’exil dû à la violence, et le goût du désespoir. Il rechigne à parler de ce passé, certaines blessures étant encore sensibles, et rappelle seulement la phrase qui l’a fait entrer en philosophie. Elle ouvre les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau : « Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même. » Est-ce pour cela que son parcours est ponctué de ruptures, comme autant de gestes pour maintenir un écart ? Paul Audi a choisi de quitter l’Université et de ne pas faire carrière dans l’enseignement. Il a préféré devenir consultant, se consacrer avant tout à écrire. Éditeur, codirecteur durant plusieurs années de la collection « Perspectives critiques » aux Presses universitaires de France, il a choisi de mettre aussi un terme à ce type d’activité.
Depuis quelque temps, ce solitaire hyperactif commence à être reconnu pour ce qu’il devient : un de nos rares vrais philosophes, tout simplement. Voilà que les États-Unis et le Canada l’invitent et commencent à le fêter. Ses livres sont en cours de traduction aux Pays-Bas ou en Espagne. Bref, on s’avise, en plusieurs lieux, qu’en France un philosophe est né. Ne soyons pas les derniers avertis.