À propos de Fenêtre, par Gérard Wajcman
Par la fenêtre nous prenons des nouvelles du monde. Mais ouvrir une fenêtre, c’est non seulement s’ouvrir au monde, y plonger par le regard, c’est aussi le faire entrer, élargir notre propre horizon. Jadis, la fenêtre, via la peinture, a dessiné les territoires du monde, métamorphosant dans son cadre le pays en paysage. On a cependant négligé que cette fenêtre qui ouvre sur l’extérieur trace aussi la limite de notre propre territoire, qu’elle dessine le cadre d’un « chez soi ».
La fenêtre qui ouvre sur le monde ferme notre monde, notre intérieur. Moi et le monde – ils se croisent à la fenêtre. « Qu’est-ce que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants », répondait Pascal. Se pencher sur la fenêtre, ce sera réfléchir sur ce bord où viennent se rencontrer le plus lointain et le plus proche, et sur le fait que la fenêtre oblige peut-être à concevoir que le Moi et le Monde ne peuvent que se penser ensemble – jusqu’à ce point : et si la subjectivité moderne était structurée comme une fenêtre ? C’est ici, tout de suite, qu’il faut préciser : pas n’importe laquelle : la fenêtre née à la Renaissance. Et là encore, pas n’importe laquelle : la fenêtre de la peinture, la fenêtre du tableau, exactement, celle inventée par Alberti. Voilà l’hypothèse, elle donne le fil de l’histoire.
En grand hommage à l’idiot chinois de la fable qui, quand le maître montre du doigt la lune, regarde le doigt, j’invite donc ici à regarder la fenêtre. Invitation à détourner notre regard fasciné de spectateur du spectacle vers l’objet qui ferme et ouvre notre regard – la fenêtre.
Le mystère de la fenêtre ouverte sera élucidé comme un mystère de chambre close. Tout part d’un lambeau de phrase : « Le tableau est pour moi comme une fenêtre ». Écrit par Alberti en 1435.
La phrase est bien connue ; si connue en tout cas que le charme et l’éclat s’en sont dissipés, comme d’un presbytère vacant ou d’un jardin trop longtemps fréquenté. Le premier geste de l’enquêteur, la décision qui le constitue en enquêteur, c’est de lui restituer son étrangeté. Pour ce faire et avant même de la citer expressément, il emprunte la voie hyperréaliste. Qu’est-ce qu’une fenêtre en général ? Quelle est l’histoire de cet objet ? Quel est son rapport à l’air, à la lumière, à la vue ? L’architecture en dit-elle la même chose que la peinture ?
Ensuite l’interrogatoire d’Alberti peut commencer. Comment se présentait la fenêtre dans les édifices de son temps ? Mais aussi dans les édifices qu’il construisait ? Comment se présentait alors un tableau ? Première constatation : il s’est bien passé quelque chose.
Avant Alberti, les peintures pouvaient être refermées sur elles-mêmes ; leurs encadrements, monumentaux, ressemblaient à des chapelles et fonctionnaient comme des armoires. Ainsi, les retables. Dire que le tableau est comme une fenêtre, c’est d’emblée congédier cette possibilité. Décréter la fin de la peinture gothique, qui fut l’une des plus belles de tous les temps.
Mais si l’on entre dans le détail, une surprise nous attend : entre tableau et fenêtre, la ressemblance ne devient simple et complète qu’après coup. Au xve siècle italien, fenêtres matérielles et tableaux matériels différaient. Les tableaux étaient déjà devenus quadrangulaires, alors que les fenêtres ne l’étaient pas encore. Les tableaux étaient censés donner à voir quelque chose, alors que les fenêtres ne servaient pas à voir – trop haut placées, obscurcies de treillis ou de vitrages peu transparents. Les tableaux étaient encadrés et leur cadre était – et est encore aujourd’hui – tourné vers l’intérieur, tandis que les fenêtres n’étaient pas toujours encadrées et, quand elles l’étaient, leur cadre était sculpté sur la paroi extérieure. Dans cette voie, les données matérielles les plus simples s’additionnent, devenant de plus en plus étranges à mesure que leur simplicité s’impose. Jusqu’à ce que l’enquêteur découvre, comme il arrive au tournant des plus brillants récits du Docteur Watson, qu’il faut inverser les apparences. Renversement majeur : si l’on prend au sérieux les indices, on conclut que ce n’est pas le tableau qui est comme une fenêtre, mais la fenêtre qui devient comme un tableau. Le tableau d’Alberti est une machine à voir ; mais bien loin qu’en cela il ait eu la fenêtre pour modèle, c’est au contraire lui qui fait naître la fenêtre que nous connaissons aujourd’hui : celle qui propose une vue.
Le tableau est comme une fenêtre, mais la fenêtre en cause n’est pas la fenêtre d’architecture ; elle en est bien plutôt un modèle idéal, qui n’existe pas encore dans les édifices. Le comme d’Alberti est décisif. Pour l’éclairer, il faut quitter la voie hyperréaliste et adopter la voie du déchiffrement. Au deuxième temps de l’enquête, l’enquêteur reprend la lettre du texte. Puisque tableau et fenêtre ne se ressemblent pas encore, le comme ne saurait procéder de ce qui existe ; il ne découvre pas une ressemblance, il invente une mise en relation. Le tableau d’Alberti vient à la place d’une fenêtre qui n’est pas percée ; il donne à voir quelque chose là où l’on ne voyait rien ; donnant à voir, il impose de regarder. Mais, demande Watson, qu’y a-t-il de nouveau à ce qu’un œil regarde ? c’est toute la question, répond l’enquêteur.
Quand Alice de l’autre côté du miroir a compris qu’elle ne comprend pas, elle s’en tient au plus sûr : « En tout cas, quelqu’un a tué quelque chose. » L’enquêteur fait de même ; il s’appuie sur du solide : une fois structurée en tableau, la peinture donne à voir quelque chose, que quelqu’un est convoqué à regarder. Quelqu’un, mais qui ? Regarder quelque chose, mais quoi ? quelque chose, mais où ? Toujours les questions à la Sherlock.
Qui regarde ? le sujet de la perspective. On ne saurait en douter, puisque le thème de la fenêtre est indissolublement lié chez Alberti à l’invention de la perspective. Or le sujet de la perspective a certes un corps, mais ce corps est systématiquement réduit à un œil unique et immobile. Un borgne paralytique. Qui plus est, cet œil est lui-même réduit à un point géométrique.
On reconnaît ici la même opération structurale qui préludera au mouvement majeur de la science moderne : l’élimination de ce qui ne se laisse pas géométriser. Qu’il y ait deux yeux, qu’ils soient bombés, qu’ils soient bordés de cils, qu’ils soient eux-mêmes comme de petits miroirs sphériques, qu’ils clignent perpétuellement, le tableau albertien n’a rien à en savoir. La perspective réduit l’œil à un point, comme Descartes réduira l’être pensant à un je qui dit je pense. De fait, le nom de sujet, en lui-même, ne fait que sténographier ce mouvement de réduction.
Que regarde le sujet ? Réponse d’Alberti : par la fenêtre du tableau, le sujet regarde une histoire. Aussi fictive que la fenêtre elle-même, aussi vraie que la peinture. Où la regarde-t-il ? à l’extérieur, lui-même étant à l’intérieur. Extérieur de quoi, intérieur de quoi ; pour un temps, cela importe peu, c’est la limite qui compte. Le tableau impose la limite ; sans elle, il n’existerait pas, sans lui, elle n’existerait pas. Alberti se place sous l’invocation de Janus.
Mais enfin, la peinture n’avait pas attendu Alberti. Avant lui, elle surabondait, belle à n’y pas croire. Disons autrement : elle n’avait pas eu besoin du tableau pour exister. Ni de la perspective géométrique. Ni de l’œil réduit à un point. Ni de l’histoire à regarder. Ni de la fenêtre. Ni de Janus. Si quelque chose est né avec Alberti, ce n’est donc pas la peinture, c’est bien plutôt la conviction que la peinture pouvait faire naître quelque chose qui n’existait pas encore. À condition de se faire tableau.
Pour bien comprendre ce qui naît, l’enquêteur doit retourner en arrière. De ce retour, qui forme le troisième temps d’investigation, la conclusion tient en une formule : avec Alberti, le regard a changé d’orientation. Avant lui, les personnages peints regardaient les humains, ils les appelaient à prendre en compte leurs péchés, à considérer leurs mérites et démérites, l’insuffisance de leur foi et de leurs œuvres. Mais ce regard multiplié ne faisait que diffracter un Autre regard, venu de l’absolument extérieur : celui d’un Dieu omnivoyant, créateur et souverain du monde, juge des vivants et des morts. Que le contemplateur de peinture se tournât vers un mur peint ou un retable, il devait se conclure regardé par la peinture elle-même et, au moyen de la peinture, par l’Omnivoyant, radicalement Autre.
La fenêtre d’Alberti renverse tout cela. Celui qui regarde est à l’intérieur, non à l’extérieur ; il ne voit pas tout ; il ne voit que de son point – qu’on appelle son point de vue ; ce qu’il voit, c’est une histoire parmi d’autres histoires, non l’entièreté d’une âme de pécheur, ouverte sans secret possible ; de l’histoire, il ne voit que ce qui est visible – à point de vue partiel, aspect partiel. Le regardant d’Alberti n’est pas Dieu. Il ne voit pas tout de tout ; pourtant, il voit quelque chose de quelque chose. Ici, nouveau renversement albertien : le regardant exerce sa part de puissance en toute plénitude. De même que la fenêtre est à la limite d’un extérieur et d’un intérieur, le tableau est à la limite entre impuissance et puissance. Le regardant est un homme, non un Dieu omnivoyant, mais la perspective, par la puissance de la géométrie, lui permet de voir tout ce qui, d’un point immobile, peut être vu, tandis que le tableau, par son cadre, lui permet de regarder tout ce qu’il voit.
Quatrième temps. L’enquêteur débusque le dernier tour d’Alberti. Le tableau, comme fenêtre, comme géométrie et comme cadre, compose une machine optique où se combinent regard et vision. Soit. Le contemplateur de peinture regarde ce qu’il voit, soit encore. Mais, tour supplémentaire, il voit et regarde sans être vu. La belle affaire, objecte Watson ; la perspective géométrale assurait le coup ; par elle le regardeur est réduit à un point immobile. Or le point géométrique ne se voit pas, dépourvu qu’il est d’étendue et de mouvement. Oui, mais Alberti était plus habile qu’on n’imagine. La fenêtre de peinture, entre ses mains, devient un véritable mode existentiel. Ouvrant le tableau sur l’extérieur, elle aveugle proprement l’Omnivoyant. Il ne suffit pas de raisonner sur le point et ses propriétés formelles ; il faut aussi considérer le tableau comme la Chose de la peinture : sa fenêtre devient écran, sa toile devient bandeau. Le sujet qui regarde le tableau cesse d’être vu de l’Omnivoyant ; dès qu’un tableau existe, l’Omnivoyant ne mérite plus son nom. L’enquêteur peut le prouver, pièces à l’appui. Mantegna, à Mantoue.
Accompagnant la géométrisation et la lestant de son ombre, quelque chose est né : l’intime. L’homme posté à la fenêtre du tableau est caché à l’Autre sans avoir besoin de se cacher. La structure suffit, grâce au concours de ce qui n’a rien de commun et qui pourtant coïncide : la puissance de la géométrisation d’une part et l’efficace du tableau-écran d’autre part. À la fin du parcours engagé par Alberti, l’homme moderne se rencontre lui-même : assuré au cœur de son intime, ne voyant que ce qu’il veut regarder, ne laissant voir que ce qu’il consent qu’on voie. D’un seul mouvement se combinent en récit ordonné toutes les péripéties que les historiens rapportent : que les tableaux deviennent quadrangulaires, qu’ils soient bordés d’un cadre préférablement discret, qu’ils se laissent ainsi transporter aisément, que devenus des biens meubles, qu’on achète et qu’on vend, ils fonctionnent comme éléments du mobilier ; qu’ils entrent dans toutes les pièces, même les plus retirées ; que, sous l’impulsion des fenêtres de peinture, les fenêtres d’architecture descendent à hauteur d’œil ; qu’on exige d’elles qu’elles proposent une vue : qu’au régime du pittoresque, le monde visible se dispose en paysages ; que tout paysage se règle sur une fenêtre, présente ou absente, et sur un tableau qui pourrait advenir ; qu’au plus retiré du chez-soi, l’indiscrétion passe par la fenêtre, plus que par la porte. Comme dans une Odyssée, les épisodes s’enchaînent, pour s’achever sur le plus intime et le plus caché. La fenêtre ouverte promet une chambre close, où règnent la beauté de la peinture et le bonheur de celui qui la regarde.
Sauf que la peinture albertienne doit tout à Narcisse. Alberti le dit lui-même. Or, Narcisse est l’homme blessé. Après Copernic, après Darwin, après Freud, les chroniques de la fenêtre rencontrent une dernière blessure. Protégé de l’œil omnivoyant par l’écran du tableau, le sujet découvrira que l’Autre n’avait pas seulement des yeux, mais qu’il avait aussi des oreilles. Du sein de la chambre la plus close des chambres closes – celle de l’analyse –, du sein du plus intime de l’intime, une voix se fait entendre, basse et monotone : celle de la vérité. Au risque qu’il y en ait un pour l’écouter. Contre la voix qui ne se tait pas, le tableau ne peut rien. Plus grave, il s’en laisse habiter à l’occasion. La fenêtre d’Alberti a un premier secret, c’est qu’elle fonctionne comme une machine optique ; mais elle en a un second : il n’y a de tableau que pour un être parlant.