Bulletin critique des annales islamologiques, nº 22, 2006, par Jean Jolivet
Ce livre est à double entrée : dans un sens les pages, tournées de droite à gauche, sont imprimées en français ; le livre posé sur l’autre plat, les pages se tournant de gauche à droite et imprimées en arabe, elles portent le texte arabe du Traité de la Providence (Maqala fi-l-‘inaya) (p.1‑24), l’apparat critique (p. 25-28), un index des mots arabes (p. 29-60), l’index des noms propres (p. 61), les vocabulaires grec‑arabe des citations de Cyrille d’Alexandrie (p. 62-64) et des citations d’Aristote (p. 64). Côté français, on a successivement une copieuse Introduction (p. 9-79), la traduction du Traité (p. 81-129), trois appendices (p. 133-149), une bibliographie abondante (p.153-165).
Alexandre d’Aphrodise vécut aux IIe-IIIe siècles. Ce fut un philosophe important, commentateur d’Aristote certes, mais auteur aussi de traités personnels. Abondante, son œuvre est « dispersée » entre « tradition directe et indirecte, versions syriaques, arabes, hébraïques, latines », selon R. Goulet et M. Aouad (Dictionnaire des philosophes antiques, R. Goulet dir., p. 158 ; voir Thillet, n. 1, p. 9). Parmi celles qui sont connues en arabe seulement, la plus considérable est ce traité « De la Providence » ; seuls sept passages en sont cités dans leur langue originelle par Cyrille d’Alexandrie, reproduits et traduits aux p. 54-61. De la version arabe il existait, depuis peu, deux éditions accompagnées chacune d’une traduction : en allemand par H. J. Ruland, 1976, en italien par M. Zonta, 1999 (voir Thillet, n. 9 et 10, p. 10). En voici maintenant une édition nouvelle avec une traduction en français, accompagnées d’amples éclaircissements.
Aux points de vue historique, philosophique et philologique, ce livre est un modèle du genre, tel qu’en peut écrire un savant aussi complet en ces matières que l’est Pierre Thillet. Après quelques pages consacrées à la présentation du traité, des deux manuscrits qui le transmettent et à un « examen rapide » de la question d’authenticité (p. 9-16), il donne des « Éléments d’une histoire de la Providence dans le Péripatétisme », depuis ses antécédents platoniciens (Epinomis) jusqu’au moyen platonisme : Attius, Numénius, tous deux de la seconde moitié du IIe siècle et donc contemporains d’Alexandre (p. 17-45). Un développement un peu plus long (p. 46-79) est consacré à « La postérité du De Providentia » : Plotin, Cyrille d’Alexandrie qui en cite sept fragments (ici reproduits et traduits, on l’a dit), Némésius, Hiéroclès, pour le domaine grec (p. 46-63) ; et pour le domaine arabe, Yahyà ibn ‘Adi, Gabir ibn Hayyan, Averroès (qui le cite ad sensum à plusieurs reprises) et Maïmonide – juif mais qui écrit en arabe (p. 64-79).
Faisons ici une remarque personnelle. À la page 64, note Pierre Thillet, la question de la prédestination, qui « a donné lieu à de longs débats » dans l’islam, devait « attirer l’attention d’auteurs musulmans sur le Peri Pronoias ». Certes, mais l’on peut alors s’étonner que l’on n’en trouve, en somme, que si peu d’exemples parmi eux. Or, si l’on consulte les ouvrages des bio‑bibliographes, on constate que cet ouvrage, traduit en arabe vers 870-940 (voir p. 10), au moment donc de la montée en puissance de la philosophie dans le domaine de l’islam, y est absent des listes des œuvres d’Alexandre plus souvent que l’on s’y attendrait. C’est le cas de Siwan al-hikma comme des ouvrages d’lbn Gulgul al-Andalusi, d’al-Sahrastàni, d’al-Sahrazûri, d’lbn Hazm, d’al-Mubassir. Il est présent en revanche chez lbn al-Nadim, al-Qifti, lbn Abi Usaybi’a. Ferons-nous l’hypothèse de son absence des bibliothèques en certains lieux, à certains moments ? Une enquête historico-géographique expliquerait-elle ces différences ?
La traduction française (p. 85-129) est accompagnée d’une centaine de notes et suivie de trois appendices. Le premier (p. 133-134) reproduit et traduit les dernières lignes d’un autre traité d’Alexandre (Du gouvernement des astres) traduit également en arabe, en vue de suppléer à l’absence d’une conclusion véritable du Traité de la Providence. P. Thillet suit ici une initiative de Mauro Zonta, traducteur en italien (voir n. 10, p. 10), mais il se fonde sur un autre manuscrit (voir p. 11‑12). Le deuxième appendice (p. 135-138) commente les deux « oraisons » à l’Éternel que l’un des manuscrits met à la suite du Traité ; l’une est attribuée à Aristote, l’autre à Ptolémée (ce serait Claude Ptolémée, l’astronome, IIe siècle apr. J.-C.). Le troisième appendice (p. 139-149) est une comparaison très érudite entre ce traité d’Alexandre et un autre du même, dont le sujet est très voisin : Fi tadbirat al-falakiyya, « Sur les gouvernements des sphères ». Vient enfin la bibliographie (p. 153-165). La table des matières jouxte le dernier appendice à l’édition du texte arabe, situé dans le volume comme on a dit au commencement de ce compte rendu ; cela fait, ajouterons-nous, que l’on n’a pas la commodité de lire parallèlement l’arabe et le français : on a simplement, dans la traduction, les références courantes aux pages de l’arabe. Le mode d’édition y contraint.
On pourrait sans doute insister sur tel ou tel aspect de doctrine ou d’expression, qui intéresserait particulièrement soit les hellénistes, soit les arabisants, soit ceux qui sont l’un et l’autre ou s’y efforcent. Ce résumé rapide aura suffi, du moins on le souhaite, à éveiller leurs intérêts respectifs pour un livre qui fera date.