Bulletin critique du livre en français, septembre 2004

Le précédent essai de Gérard Wajcman, L’Objet du siècle, avait déjà retenu l’attention. L’auteur, écrivain et psychanalyste, croisait l’histoire de l’art et l’esthétique pour interroger et comprendre le XXe siècle à partir de ses œuvres d’art. Son nouvel essai, Fenêtre : chroniques du regard et de l’intime, est tout aussi ambitieux et s’appuie sur le même croisement salutaire – des disciplines. Il s’agit en effet de comprendre l’époque moderne à partir d’un objet singulier, la fenêtre. G. Wajcman n’analyse donc pas n’importe quelle fenêtre, mais celle qui naît à la Renaissance, dans la peinture, et sur le modèle de laquelle Leon Battista Alberti pensa le tableau. C’est qu’en effet cette fenêtre, qui surgit en même temps que la perspective, nous apprend beaucoup sur la manière dont émerge progressivement un sujet autonome : dans la peinture pensée par Alberti en effet, ce ne sont plus les personnages peints, et avec eux un Dieu omniscient, qui regardent le spectateur. Le tableau représente au contraire une vue construite à partir du point de vue du spectateur. Le monde est ainsi comme ordonné par le regard du sujet voyant, selon un processus qui anticipe la science moderne. Enfin, la dernière partie de l’ouvrage est consacrée à la « naissance de l’intime ». Lorsque la fenêtre devient enfin un objet à travers lequel on regarde, et non plus seulement une ouverture laissant passer la lumière, le sujet peut se constituer en spectateur qui voit sans être vu ; la fenêtre instaure une limite entre le monde intérieur, caché, intime, et le monde extérieur ouvert au regard. Ainsi G. Wajcman réussit-il ainsi son ambitieux pari : une relecture de la modernité à partir d’un objet faussement banal, la fenêtre. Ou comment l’histoire du regard est fondamentale pour comprendre qui nous sommes. On ne s’étonnera pas dès lors que l’ouvrage soit dédié au regretté Daniel Arasse, grand explorateur du regard.