Études, avril 2001, par Jacques Rolland
Quiconque connaît les précédents livres de Marlène Zarader (Heidegger et les paroles de l’origine, 1986 ; La Dette impensée. Heidegger et l’héritage hébraïque, 1990) pouvait s’attendre à ce que, s’attaquant à Blanchot, elle nous donnât un bon livre. Il est excellent. Elle met toute la puissance de son esprit au service de la tâche qu’elle s’est assignée : penser cette pensée essentiellement fuyante. La penser, c’est d’abord se donner les moyens de l’approcher, et, pour un philosophe, ces moyens ne peuvent provenir que de la philosophie. On aura donc une première partie où la tentative de Blanchot, toujours littéraire et déjà théorique, de laisser le dehors de la phénoménalité faire irruption dans celle-ci, sera située à partir de Hegel, puis de Husserl, enfin de Heidegger. Parti pris résolument extérioriste – mais dans une magnifique connaissance de l’œuvre, encore que sa part « fictionnelle » ne soit pas interrogée –, qui coupe décidément la voie à ce mimétisme qui irritait tellement Levinas dans ce qu’il lisait sur Blanchot. Ainsi adéquatement située, l’œuvre peut être interrogée – il ne s’agit pas de faire de « l’histoire des idées ». Interrogée, elle est critiquée, dans le sens donné à ce mot par Kant. Ce geste est kantien, même s’il ne se revendique nullement comme tel. Cette « nuit », dont Blanchot repère la trace dans certains phénomènes – essentiellement la littérature -, la pensée peut-elle se la donner comme un objet ou même, pour employer un langage moins désuet, y reconnaître son affaire ? Tel a bien été le pari de Blanchot, dont témoigne son parcours, où « la nuit » devient « le neutre », et celui-ci « le désastre ». Le « dehors de la phénoménalité » n’est-il pas alors, nécessairement, envisagé comme un pseudophénomène, et ne finit-il pas par s’hypostasier, fallacieusement, dans ce « sens absent » qui prend inévitablement la forme d’un règne ? Marlène Zarader nous met au pied d’un mur. Son propos n’est nullement de « récuser Blanchot », mais de « rappeler la pensée à sa finitude essentielle, de redire qu’elle s’arrête au seuil de la nuit : on ne peut penser ce dont on fait pourtant, en quelque manière, “l’expérience” ; on ne peut ressaisir dans un champ d’intelligibilité ce dont on doit pourtant admettre la donation ». À partir de Maurice Blanchot, ce livre interroge une époque où la pensée ne s’est pas toujours donné les moyens de rester soi devant la fascination mortelle de ce que Foucault appela un jour « la pensée du dehors ».