Le Mensuel littéraire et poétique, mai 2001, par Véronique Bergen

Comment la pensée peut-elle prendre en charge l’expérience de la nuit, de l’abîme, rendre justice à ces événements extrêmes que sont l’épreuve d’un sens absent, d’un retrait du monde qui défont langage et sujet ? La nuit, la souffrance, la mort peuvent-ils être inscrits dans la philosophie sans que leur altérité radicale ne soit aussitôt relevée dans un procès de sens, dans la maîtrise d’un concept qui ne rencontre l’autre qu’à le réduire au même ? En tant qu’une certaine philosophie actuelle s’est vouée à accueillir ce qui se dérobe, à interroger ce qui résiste à la pensée et la plonge dans la dépossession, l’œuvre de Blanchot est convoquée par Marlène Zarader (auteur de deux très puissants essais sur Heidegger, Heidegger et les paroles de l’origine, Vrin, La Dette impensée : Heidegger et l’héritage hébraïque, Seuil) comme le témoin privilégié de ce fait d’époque en sa volonté de faire droit, par la pensée, à l’autre de la pensée. Évaluant l’oeuvre de Blanchot à l’aune d’un critère phénoménologique, Marlène Zarader interroge la revendication blanchotienne d’une fidélité au phénomène de la nuit, hors de toute relève dialectique dans une histoire de la liberté (Hegel), hors de tout saut herméneutique dans la plénitude de l’être (Heidegger) ainsi que son ancrage dans un sol phénoménologique qu’elle ne cesse d’excéder : si, pour Husserl – qui pose ainsi le réquisit minimal en l’absence duquel on a quitté le champ de la phénoménologie –, il est impensable qu’un phénomène puisse apparaître sans référence à un pâle subjectif dont il est le corrélat, si, dès lors, il n’y a pas de donation de la nuit en tant qu’elle contredit les conditions de toute apparition (horizon du monde et conscience constituante), pour Blanchot, la nuit est bien ce qui advient en une effraction hors monde qui destitue le sujet en son pouvoir de dire Je. Blanchot est autorisé à faire l’économie des réquisits phénoménologiques de l’horizon du monde et d’un sujet qui soit condition de toute phénoménalité en tant que la donation de la nuit est une expérience sans sujet, qui abolit le pôle récepteur en le plongeant dans le règne du dehors et son sens absent : là où toute figure de sens émergeant requiert bien un foyer subjectif pour qui elle apparaît, le dehors en tant qu’éclipse du sens n’appelle aucun Je.

La pensée du neutre comme non assomption de la finitude de la pensée

Marlène Zarader double ce premier axe d’un second qui lui permet de questionner le moment décisif et problématique où Blanchot saute d’une expérience de la nuit frayée dans l’espace littéraire à une pensée du neutre vouée à témoigner, à veiller sur le sens absent dont la philosophie s’est le plus souvent détournée, manquant ainsi à son exigence la plus haute. Blanchot aurait, à son corps défendant, montré les pouvoirs et impouvoirs de la pensée, ce qui est de l’ordre d’une pensée possible (expérience littéraire – nécessaire et impossible – de la nuit) et de ce qui ne peut faire l’objet de la pensée (impératif éthique d’une garde du neutre). L’auteur analyse pas à pas les glissements et dérives qui ont mené Blanchot à radicaliser la donation, le vécu de la nuit dans le pari intenable d’une pensée réquisitionnée par le neutre et en vient à conclure, aux antipodes de Blanchot, que la pensée ne peut veiller sur ce qui la nie, ne peut outrepasser une finitude qui lui interdit de se déployer à l’écart du sens, de l’être et du monde. Cependant, si la nuit engage moins la pensée à se modifier qu’à s’interrompre, ce qui est la seule manière effective de reconnaître sa finitude, si on peut être exposé à la pure déchirure où le sens n’a plus lieu d’être ; (mais qu’)on n’en pourra jamais dire ni rien faire, et surtout pas comme philosophes, parce que le champ de la pensée ne peut à aucun titre rapatrier ses limites en lui, l’impossibilité d’une pensée de l’abîme que Marlène Zarader s’est engagée à démontrer paraît bien s’enlever sur des présupposés qui orientent la conclusion, à savoir que la loi de la pensée est celle du sens, ses conditions transcendantales l’être, le monde et une instance pour qui il y a apparition. C’est à partir de cette éthique de la finitude que peut se voir prononcé l’impératif d’une division salutaire entre expérience de l’abîme, domaine du vécu et ordre d’une pensée qui ne saurait réfléchir l’abîme éprouvé – celle-là même que Blanchot n’aurait pas observée, que Lyotard, Deleuze, Foucault se sont employés à lever – et que l’on pourrait requestionner le partage normatif que Marlène Zarader établit entre littérature et philosophie : entre une littérature autorisée à témoigner obliquement de la nuit et une pensée se heurtant à l’impossibilité d’une passivité radicale exigée par la garde du neutre. C’est, adossé à ce qu’elle nomme le destin d’une pensée qui ne peut ni sauter par-dessus son ombre ni excéder les limites du sens, que Marlène Zarader peut mettre à jour la mort à l’œuvre chez celui qui a voulu se tenir à hauteur du désœuvrement, dénoncer la ruse de Thanatos qui camoufle sa neutralisation active du sens en accueil du sens absenté, sa logique d’un contre-vivre mettant en œuvre la première mort, active, en passivité fidèle à la seconde mort impersonnelle, sa volonté de néant en néant de volonté. Mais si la finitude n’est plus l’horizon indépassable de la pensée, mais qu’au contraire celle-ci ne se conquiert qu’aux limites, qu’à se tenir sur la ligne de crête d’une impuissance transmuable en pensable, où elle fait l’épreuve d’une désappropriation qui la contraint à inventer une nouvelle posture, l’écriture du désastre poursuivie par Blanchot n’est plus le symptôme d’un travail de mort – celle-ci étant reconnue comme le seul maître –, d’un nihilisme masqué mais s’inscrit dans un vitalisme où elle côtoie les Stoïciens, Nietzsche et Bergson : « Il s’agit de la structure double de tout événement […] Que cette ambiguïté soit essentiellement celle de la blessure et de la mort, de la blessure mortelle, nul ne l’a montré comme Maurice Blanchot : la mort est la fois ce qui est dans un rapport extrême ou définitif avec moi et mon corps, ce qui est fondé en moi, mais aussi ce qui est sans rapport avec moi, l’incorporel et l’infinitif, ce qui n’est fondé qu’en soi-même. D’un côté, la part de l’événement qui se réalise et s’accomplit : de l’autre côté, “la part de l’événement que son accomplissement ne peut pas réaliser”. Il y a donc deux accomplissements, qui sont comme l’effectuation et la contre-effectuation […] C’est au point mobile et précis où tous les événements se réunissent ainsi dans un seul que s’opère la transmutation : le point où la mort se retourne contre la mort, où le mourir est comme la destitution de la mort, où l’impersonnalité du mourir ne marque plus seulement le moment où je me perds hors de moi mais le moment où la mort se perd en elle-même, et la figure que prend la vie la plus singulière pour se substituer à moi. » (Gilles Deleuze, Logique du sens), D’un Blanchot à un autre…