Le Monde, 18 décembre 1998, par Robert Redeker
Attention, livre souverain ! À un moment où, dans une posture réactionnaire désireuse d’effacer le siècle, certains intellectuels dénigrent l’art moderne, et où les défenseurs de ce même art répliquent à ses contempteurs avec virulence, Gérard Wajcman, ignorant superbement ces basses polémiques, propose, avec son livre, L’Objet du siècle, une analyse lumineuse basée sur l’exhibition de l’articulation entre ce qu’est le XXe siècle et ce qu’est l’art de ce siècle. Sa démarche s’appuie sur la réflexion au sujet de quatre œuvres remarquables : La Roue de bicyclette, de Duchamp, Carré noir sur fond blanc, de Malevitch, les Monuments, de Gerz, et enfin, éclairant tout l’art du siècle derrière lui, le film de Claude Lanzmann, Shoah.
Quel est l’objet de ce siècle qui s’apprête à s’éteindre, et dont Auschwitz, usine de l’absence, fut le cœur invisible ? Pour Wajcman, cet objet ne peut être tiré que d’une œuvre d’art – ou plutôt d’« une œuvre-de-l’art » dans la mesure où, à la question de Heidegger « Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? », il substitue : « Qu’est-ce qu’une œuvre-de-l’art ? ». En effet, dès lors que l’on est assuré que « l’art n’existe pas », que « tout l’art se renferme dans ses œuvres », il devient plus pertinent de parler des œuvres-de-l’art plutôt que des œuvres d’art.
Le premier ready-made (rdm) de Duchamp, ce « tueur de choses en série », date de 1913. Contrairement à la plupart des critiques, Wajcman soutient que, au lieu de rejeter l’objet, la pratique des rdm le vide : c’est l’objet, mais montré comme inutile, inutilisé, comme non identique à soi, signé (l’œuvre étant un objet quelconque plus la marque d’un sujet quelconque). L’art est la relation qui engendre dans le même mouvement l’œuvre, l’artiste et le spectateur (le « regardeur », dit Duchamp) d’« œuvres sans » (roue de bicyclette sans pneu, pelle à neige sans neige), les rdm, Duchamp ouvre l’art moderne en introduisant du vide, en se faisant créateur de vide, en jouant sur l’ambivalence entre art et déchet. Reconnaissons dans le rdm « ce qui fait voir le manque essentiel qui habite et soutient tout objet ». Cette Roue de bicyclette figure l’origine matricielle et énigmatique de l’art moderne comme l’hystérie et Anna O. figurent celle de Freud et de la psychanalyse.
Le premier Carré noir sur fond blanc de Malevitch date de 1915. Et si ce carré, dans le tableau, était une sculpture, un rdm ? Wajcman en défend l’hypothèse. Tableau qui peint l’absence d’objet, dont l’absence est l’objet peint. À partir de lui, sorte de tableau prophète, la peinture n’est plus vouée qu’à un seul objet : l’Absence. Finalement, le Carré noir suggère que c’est l’illusion que montre la peinture – « montrer ce qu’est l’illusion en vérité ». En 1923 apparaît chez Malevitch un autre Carré noir, peint celui-ci sur un bloc de plâtre nu. Voyons-y une volumétrisation du précédent, un tableau-bloc qui met en œuvre le nœud liant architecture et peinture ; du coup, on peut interpréter le premier carré comme une fenêtre : baisser le rideau sur l’illusion fait voir l’illusion elle-même et, par là, c’est « une fenêtre non plus illusoire mais réelle, ouverte réellement sur le monde réel », c’est-à-dire sur l’Absence. Cet art, que l’on dit abstrait en le mécomprenant (s’imaginant qu’il est le congé donné à l’objet au profit de l’idée), fabrique de la pensée matérielle, est instrument de vérité et vise le réel à saisir comme manque.
Ayons à l’esprit les monuments de Gerz à Hambourg, à Sarrebruck, à Biron. Il n’y a rien à voir en eux, monuments invisibles qui exhibent la disparition, qui effacent leurs propres traces, qui, par ce truchement, dégèlent la mémoire, la faisant passer de la pétrification des monuments et musées à la mémoire vive des regardeurs. On ne peut comprendre quelque chose à Gerz, ce « peintre sur mémoire », qu’en rapprochant sa démarche du film de Claude Lanzmann, Shoah. L’art moderne : un art hors visuel visant le réel, s’installant au cœur invisible du visible et dont l’objet est l’absence. Duchamp, Malevitch, Gerz, Lanzmann, sont à inscrire dans cet espace-là.
Les pages de Wajcman sur Shoah (ce film étant le « portrait exact de l’objet de ce siècle », l’absence) sont fortes et belles. Avec Shoah, la fenêtre du Carré noir sur fond blanc donnant sur l’absence ouvre sur la nuit du siècle au cœur de son jour. Les usines à cadavres que furent les camps d’extermination fabriquaient aussi autre chose que des morts : l’oubli des morts. L’effacement de leur trace, de leur nom, tentant ainsi de perpétrer un crime s’effaçant à mesure qu’il se commettait. La mémoire : le déchet des camps. Paradoxe : au siège qu’on dit être celui du cinéma, son centre, son soleil noir, Auschwitz fut sans image. Lanzmann tire toutes les conséquences de cette absence d’images : voir le film change chaque spectateur en témoin de l’absence (que nulle image ne peut montrer) quant à l’impensable et l’irreprésentable. Devant Shoah, qui est un film au présent, moins sur ce qui a eu lieu que sur « l’absence qui creuse et qui habite le monde », nous regardons l’absence. Finalement pour Wajcman, faisant voir l’objet du siècle, œuvre-de-l’art essentielle, le film Shoah « se montre réellement le socle sur lequel repose le monde ».
De la Roue de bicyclette à Shoah – « une œuvre d’art sur cette chose sans regard » –, le fil est tracé en toute rigueur. Avec Auschwitz, l’objet-de-l’art moderne qui fait également office d’objet du siècle, l’Absence, devient un tragique soleil noir, « un désastre absolu absolument sans un regard », que seul le film de Lanzmann ose regarder. Voici un livre unique, clairvoyant, écrit pour mettre en déroute l’impératif catégorique de la société de distraction dans laquelle nous vivons : fermez les yeux ! Un livre souverain.