Le Monde, 8 juillet 1988, par Roger-Pol Droit

Fleurs savantes

[…] Mis à part son surnom, on ne sait presque rien de la vie de ce philosophe « de Damas ». Damascius fut, si l’on veut, le dernier des Grecs. En 529 après Jésus-Christ, il dirige l’école d’Athènes, quand un décret de Justinien interdit l’enseignement aux hérétiques, aux juifs et aux païens. Cet héritier de la longue lignée des penseurs néo-platoniciens s’exile alors en Perse, chez le roi Chosroès, avec quelques compagnons, dont Simplicius1. Après 532, on sait encore mal ce qu’il est devenu, malgré de récentes découvertes.
Mais il nous reste l’essentiel de sa réflexion. Elle est difficile, et fut souvent jugée obscure, parfois inintelligible. Idéale lecture de vacances… Si on ne s’attaque pas à des textes abrupts quand on en a le temps, quand donc le fera-t-on ? Les amateurs de varappe et d’escalade en solitaire pourront découvrir le traité Des premiers principes, que Marie-Claire Galpérine, qui a consacré une vie de travail à Damascius, a intégralement traduit du grec pour la première fois. L’œuvre est vertigineuse. Car Damascius porte la pensée aux limites du pensable et du dicible. Il bute, avec une constance obstinée, sur les difficultés fondamentales du platonisme. Pour en donner idée sans entrer dans le dédale des questions techniques, disons qu’il s’avise du fait que notre plus haute pensée est l’idée du Tout – une idée qui par définition n’exclut rien, et donc englobe, indéfiniment, n’importe quel élément.
Cette exigence est apparemment très claire. Toute la démarche du philosophe consiste à débusquer les difficultés insurmontables qu’elle recèle. Car nous ne pouvons pas non plus inclure le principe dans la totalité elle-même, puisqu’en ce cas il n’en serait plus la cause. Du coup, la question de l’ordre (la naissance des mondes) et celle de la totalité se révèlent incompatibles. « L’âme, dit joliment Damascius, se déchire en pensant… »
On aurait tort de croire que ces spéculations, évidemment sans issue, sont des curiosités pour historiens. Dans l’effort de Damascius pour confronter la pensée et le discours à un dehors absolument indicible, à un silence radical, il y a un geste très proche de notre modernité. On pourrait, mutatis mutandis, le mettre en parallèle avec celui de Wittgenstein, voire avec celui des penseurs de la déconstruction.
Lire Damascius, c’est aussi découvrir les derniers feux de cette « antiquité tardive », comme on dit, où s’est jouée pour l’Occident une partie très longue, très complexe, et absolument décisive : la rencontre des traditions juive et chrétienne et de la rationalité philosophique grecque. Trop souvent, dans l’image grossière que l’on a de l’histoire de la philosophie, ces siècles capitaux restent en blanc. Comme si, entre Épictète et saint Thomas, il ne s’était pas passé grand-chose. Comme si l’extraordinaire travail de lutte, d’emprunt, d’interprétation qui a mobilisé des générations d’intellectuels pouvait être négligé. […]

1. Sur cette période, voir notamment Le Problème du néoplatonisme alexandrin, Hiéroclès et Simplicius, d’Ilsetraut Hadot (Études augustiniennes, 1978).