Le Monde, 3 décembre 1998, par Gérard Wajcman
« Saint-Paul » Godard contre « Moïse » Lanzmann ?
Pour certains, le temps serait enfin venu d’abattre une ultime Bastille, de se libérer du « dernier tabou » dans ce monde. Ainsi s’exalte Charles Najman dans Libération (19 novembre). Contre quels censeurs ? Le ministère de l’Intérieur ? Le Vatican ? Non : ceux que le film de Benigni ne fait pas rire et pour qui la représentation de la Shoah pose un problème. Se portant en tête de manif, il se place sous l’autorité d’un propos de Jean-Luc Godard qu’il brandit comme le drapeau de la lutte cinématographique finale : « Il ne faut pas empêcher les gens de filmer. » J.-L. G. faisait spécifiquement allusion aux camps et aux chambres à gaz (Les Inrockuptibles, 21 octobre).
Mettons au compte d’une simple dérive langagière ce glissement qui fait passer ceux qui penseraient que « c’est infilmable » pour des « empêcheurs » de filmer. Benigni ou Spielberg semblent avoir été assez peu « empêchés » par Claude Lanzmann ou Adorno, tous deux mariés par J.-L. G. pour l’occasion, et dénoncés comme les empêcheurs en chef ; l’un est l’auteur du film Shoah, l’autre, philosophe, mort en 1969, s’était interrogé sur la possibilité de la poésie après Auschwitz.
Si on s’en tient là, si on place la question sur le terrain des droits – on a bien le droit de filmer ce qu’on veut ! –, si on ne voit là qu’une enivrante montée au front contre l’oppression, tout est simple : on a toujours raison. Qui ne se rangera derrière une banderole « À bas la censure ! » ? Quelle censure ? Et est-ce bien la liberté de création qui préoccupe J.-L. G. au sujet de la Shoah ? J’ai la sensation qu’il fait mine de s’en prendre à une supposée politique des images pour faire passer une autre camelote, une vraie théologie. Une théologie de l’image. Ni nette ni neuve.
Juste une phrase de Godard dans cet entretien récent : « […] Je pense que si je m’y mettais avec un bon journaliste d’investigation, je trouverais des images des chambres à gaz au bout de vingt ans. » Sous ses dehors lisses et sans malice, cette idée empoisonne. Je ne l’aime pas. Pour tout dire, elle m’inquiète. Une phrase pas juste.
Évidemment, je ne discute pas la question de savoir s’il y a ou non des images des chambres à gaz. Je n’en sais rien. Et, même s’il y a de puissantes raisons de penser que non (parce que, malgré ce que J.-L. G. suggère de « leur manie de tout enregistrer », les nazis se sont préoccupés de ne laisser aucune trace et avaient soigneusement interdit toute image ; parce qu’il n’y avait pas de lumière dans les chambres à gaz ; parce que, cinquante ans après, on aurait retrouvé déjà un petit bout de quelque chose, etc.), on est parfaitement en droit d’en faire l’hypothèse. Seulement voilà : supposons qu’on mette la main dessus, qu’est-ce que ça changerait ?
Ce qui me soucie ? Pourquoi J.-L. G. paraît-il, lui, si convaincu que de telles images existent ? Pourquoi lui semble-t-il presque nécessaire qu’il y en ait ? Et puis, si de telles images existent, est-ce qu’elles montreraient ce que fut, réellement, la « solution finale » ? Est-ce qu’il est du pouvoir d’une image de nous faire voir, vraiment, l’horreur ? Tout simplement, qu’est-ce que ça prouverait de plus ?
Parce qu’il faut prouver ?
C’est pourtant dans une logique de la preuve que se tient J.-L. G. Déjà, en 1985 : « Les camps, ça a été filmé sûrement en long et en large par les Allemands, donc les archives doivent exister quelque part, ça a été filmé par les Américains, par les Français, mais ça n’est pas montré, parce que si c’était montré, ça changerait quelque chose. Et il ne faut pas que ça change. On préfère dire : Plus jamais ça » (L’Autre Journal, n° 12, janvier 1985). Ce que ça changerait, selon – G. (laissons là l’aspect légèrement X-Files des puissances qui nous cachent un lourd secret) ? Il donne une réponse dans ce même entretien : on montre une seule image des camps, et « Vergès, il n’existe plus après ». Je tiens J.-L. G. pour un grand artiste, donc un profond penseur, mais l’avocat Jacques Vergès désintégré par l’exhibition d’une photo des chambres à gaz, confondu par une preuve visible… Disons que tant d’innocence ou d’aveuglement désarme. On supposera ainsi que si Vergès a été l’avocat de Carlos, c’est qu’il n’y eut jamais aucune image des massacres terroristes, de Munich ou d’ailleurs, que s’il avait vu des photos de Jean Moulin ou des enfants d’Izieu, il n’aurait jamais accepté de défendre Barbie, etc.
Les opticiens-lunetiers avaient leur slogan : La vue, c’est la vie. Jean-Luc Godard a le sien : L’image, c’est la vérité.
Les chambres à gaz ont existé. Je le sais. Pourtant, je ne les ai jamais vues. je ne les ai pas vu fonctionner. J’ai vu les traces, j’ai vu des lieux, j’ai vu des images des crématoires ouverts, j’ai vu des reconstitutions des chambres à gaz, mais les hommes, les enfants, les femmes courant nus dans les couloirs, poussés dans les douches, mourant asphyxiés en grimpant les uns sur les autres, je ne les ai jamais vus. Pourtant, je sais que cela a eu lieu. Je le sais comme tout le monde le sait – hors ceux qui ne veulent pas le savoir, comme nous savons qu’il y a des milliards de galaxies dans un univers infini sans les avoir jamais vues.
Je sais que les chambres à gaz ont eu lieu parce qu’il y a des témoins, des preuves aussi. Pas d’images, mais une infinité de paroles accumulées, privées ou publiques, des victimes ou des bourreaux.
Comment sait-il, lui, J.-L. G., qui pas plus que moi n’a vu ces images, comment sait-il, aujourd’hui, que les chambres à gaz ont eu lieu ? Sa certitude ne repose-t-elle que sur cette conviction qu’il ne peut pas ne pas y avoir d’images ? Parce que si c’est ainsi, alors on va droit à cette conclusion : et si – simple supposition – il n’y avait vraiment pas d’images, est-ce que la conviction sur les camps pourrait en être changée ? Avec ce credo qu’il y a quelque part des images, J.-L. G. ouvre – j’ose le croire, malgré lui, contre lui – la possibilité d’un raisonnement délétère : si, après vingt ans, vingt siècles de recherches, on constate qu’il n’y a décidément aucune image de ce qui doit forcément avoir une image, est-ce que cela ne suffit pas pour faire droit, raisonnablement, au soupçon qu’après tout cela pourrait bien ne pas avoir existé ?
J.-L. G. professe une étrange religion de l’image dont le cinéma serait le lieu de culte. Une autre idée se répète chez lui : celle d’un péché originel du cinéma qui aurait annoncé les camps (il cite alors, assez obscurément, La Règle du jeu et Le Dictateur), mais qui ne les a pas montrés. Les « Allemands », les « Américains », les « Français » les ont filmés, mais le cinéma pas ; il a « manqué à son devoir », il a « failli » – les mots sont de lui. D’un côté, un pouvoir coupable de cacher des images, de l’autre le cinéma coupable de n’en avoir aucune.
Selon la doctrine de l’Église de la Sainte-Image, ce serait La Liste de Schindler contre Shoah, pour Spielberg contre Lanzmann. J.-L. G. accuse Lanzmann de ne rien montrer, de ne rien vouloir montrer, et, sans doute, de servir ainsi les intérêts de ceux qui ne veulent rien changer. Ne rien représenter de la Shoah n’est pas un choix libre mais forcé. Il n’est pas question d’interdit – au nom de quoi ? C’est simplement qu’il y a des choses impossibles à voir. Au regard de l’horreur, Shoah réalise une proposition qui paraphrase Wittgenstein : « Il y a des choses qu’on ne peut voir. Et ce qu’on ne peut voir, il faut le montrer. » En cela, chez Lanzmann, l’art du cinéma noue intimement l’esthétique et l’éthique. Avec une seule volonté : regarder l’horreur en face. Sans image, parce qu’il y a quelque chose que l’image ne peut transmettre, qui l’excède, quelque chose de réel. C’est le cœur de l’affaire. Si on tient cela, alors toute tentation de représenter ne peut qu’être mesurée à cette aune : quelle que soit la qualité des intentions, fabriquer des images de la Shoah reviendra toujours peu ou prou à amadouer, à trivialiser le crime qui, dans sa monstruosité, ne peut avoir d’image. Qu’on le veuille ou non, toute image de l’horreur amène au fond une certaine humanisation de l’horreur, une distance (les films dits d’horreur sont fondés là-dessus), une certaine consolation aussi. C’est pourquoi Lanzmann ne peut que montrer cela, sans image. Parce que ce crime est aussi sans rémission.
Est-ce que J.-L. G. se figure Lanzmann en Moïse descendant à nouveau du Sinaï pour apporter dans le XXe siècle, adorateur de veaux d’or électroniques, la loi de l’interdit de la représentation ? J.-L. G. le protestant serait-il, lui saint Paul ? Saint Paul contre Moïse, tel est le match qui semble l’occuper. Le match du siècle ?
Lanzmann n’est pas Moïse, mais un artiste, qui fait ce qu’il doit. Mais pour J.-L. G., c’est comme si Shoah, par sa seule présence, « regardait » tout le cinéma, une sorte d’œil hugolien dans le tombeau d’un cinéma coupable depuis cinquante ans d’être traître au réel – c’est lui qui le dit. On comprendrait alors que J.-L. G. ne puisse regarder en face le film qui regarde le siècle en face. Parce que, s’il y a Shoah, alors il n’y a pas d’image à venir, pas de salut. Alors, adieu saint Paul, l’annonciateur de l’image, adieu saint Jean, le précurseur de l’Esprit visible, adieu saint Luc, portraitiste de la Vierge. Adieu saint Jean-Luc. Adieu l’artiste ?